Sortir de l’emprise de la démocratie habituelle

Contributions

Le défi au Sénégal ne réside pas tant dans la régularité des élections que dans la capacité de la promesse démocratique à s'aligner sur l'urgence et les attentes de la population. Ce problème politique fondamental de reconstruction d’un Sénégal affranchie de son passé colonial semble difficilement compatible avec les limites sécurisantes du jeu démocratique tel qu'il est pratiqué actuellement.

jeune homme sur un scooter transportant plusieurs sacs de pains généralement livrés en camionnette

L’incroyable actualité politique sénégalaise de ces trois dernières années n’est qu’une rupture d’échelle dans le cadre de schémas qui, en soi, ne sont pas nouveaux. Il se peut donc, qu’à cette heure critique, que l’enjeu de 2024, ne soit pas vraiment le prochain scrutin comme test de la « démocratie (à la) sénégalaise ».  Et, si le plus important pourrait ne pas être ce vote à proprement parler, c’est que nous voulons et que nous devons nous emparer de la question autrement fondamentale que cette « démocratie » dont on parle, nous pose. Qu’est-ce que c’est, en effet, cette démocratie-là, du point de vue de son histoire, de ce qu’elle fait de nous, et de ce que nous faisons d’elle, en retour ? La question se pose d’autant que cette démocratie ne s’est, jusque-là, pas vraiment montrée à la hauteur des mérites et des attentes de nos communautés. Bien au contraire, elle a semblé, plutôt, avoir accompagné les logiques d’expropriation et d’extraversion de nos ressources et d’endiguement de nos capacités individuelles et collectives.

Pour cette démocratie-là, le Président sénégalais aurait été congratulé, semble-t-il, par son homologue français, pour le grand nombre d’intentions de candidatures à la prochaine élection présidentielle au Sénégal. Dans ses positionnements à l’international, la France semble toujours embarquer l’Union européenne qui, il est vrai, doute de plus en plus de sa sagesse, ainsi que les Etats-Unis qui, quant à eux, paraissent timidement chercher à faire autrement. Mais le fait est que dans l’ensemble, ces puissances-là partagent la même forme d’impossibilité à nous voir, à nous entendre et à nous prendre au sérieux, malgré le vacarme des deux grandes combats qui s’amplifient de plus en plus dans notre pays et dans la région. Deux combats qui, inévitablement, sont en train de changer la face et le destin de la région et donc de ses relations avec le reste du monde.

D’abord le combat pour la souveraineté dont l’enjeu est moins, le fameux cri régional de ralliement « France dégage ! » que, finalement, l’exigence de sortir de la dynamique post-coloniale multi-complexe qui étreint et étrangle nos sociétés. Cette demande pressante oppose à cette démocratie-là qui attache défavorablement nos sociétés aux grands marchés économiques, politiques, culturels et symboliques de l’Ouest, un droit historique de destitution populaire de régimes politiciens. Nous rappelons que ces derniers sont restés enfermés dans le mirage et dans les dédales de ces fameuses relations « historiques et spéciales » que la France a inaugurées, dès les années 40, pour organiser la mutation de son statut de puissance coloniale au sens strict du terme à une puissance étrangère « amie ». Il faut se garder de considérer ce mouvement comme puéril et éphémère. Il exprime une tension historique dont les troupes et l’architecture intellectuelle et même symbolique (avec le retour des religions traditionnelles africaines auprès de la jeunesse) sont relativement solides et restent en appel d’un leadership politique organique et aguerri qui, par ailleurs, est déjà en train de se constituer, petit à petit, sous nos yeux.

Défis de la reconstruction post-coloniale en Afrique.

Ce qui s’est passé au Sénégal, avec la fulgurante montée, tout comme la répression qui s’est abattue sur elle, d’une force politique comme le PASTEF sont une illustration de ce désir de changement de registre historique autant que de la nature des résistances qui s’y opposent. De manière opportune, l’Europe et les États-Unis ont vite fait de se montrer, indifférents, voire intéressés, à l’exclusion du seul candidat sur toutes les lèvres. Que vaut un jeu électoral avec si peu le sens du principe de réalité objective, si ce n’est une fonction qui n’est pas celle qui est déclarée ? Le grand défi en Afrique ce n’est pas la question première de la régularité des votes, mais jusqu’à quel point la promesse démocratique peut rencontrer ou non l’histoire qui presse et qui attend. Le problème essentiellement politique d’une reconstruction d’une Afrique émancipée des prolongations de son histoire coloniale, semble peu digestible dans les limites validables et rassurantes du jeu démocratique. Au Sénégal, et dans l’exemple du PASTEF, c’est dans la transformation de ce problème en « Le Projet », sous une forme qui, par la nature des choses, ne pouvait être que radicale, populaire, panafricaine, insolente et souverainiste, qu’il faut chercher et trouver le terrain de l’autre grand combat qui traverse la région et qui n’épargne pas notre pays : la lutte entre des classes. C’est la fin des politiques illusionnistes, parce que le fossé est devenu trop grand dans la manière dont les inégalités se créent et se perpétuent selon que l’on soit ou non un politicien ou un affairiste proche ou éloigné de l’appareil d’État, de ses institutions, ou du cercle des laudateurs. Ceux qui cherchent à personnaliser outre mesure le débat se trompent. Les manifestants qui ont résisté à la police, à la gendarmerie et aux miliciens du régime en place, se sont battus pour revendiquer une part de bonheur, de vie et de dignité, ici et maintenant, dans ce Sénégal en commun, et en écho avec les rues de Bamako, Ouagadougou, Niamey.  

Voilà les demandes historiques sérieuses et incompressibles que cette démocratie-là que j’appelle encore « démocralisme électorateur », accommode mal, en vertu de son histoire, de sa fonction et de ses pratiques. L’espace de la démocratie moderne au Sénégal procède du sillage des réajustements du projet impérial français dans le pays : 1848 d’abord (Saint-Louis et Gorée), ensuite 1871 (extension du droit de vote pour les habitants de Dakar et de Rufisque) et enfin 1946 avec l’élargissement universel du droit de vote à tous les Sénégalais. Le Sénégal n’organise, à proprement parler, sa première élection présidentielle sous le régime de sa souveraineté internationale qu’en 1963. Léopold Sédar Senghor, seul candidat dans un pays où l’adversité politique contre son régime est au comble, l’a emporté avec 100% des suffrages valablement exprimés. Il renouvellera, dans les mêmes conditions, à deux reprises, la performance (1968, 1973). De fait, le Sénégal n’a vraiment connu sa toute première élection présidentielle pluraliste qu’en 1978. Elle est remportée de nouveau par le même Senghor qui ne terminera pas son mandat. Son successeur, Abdou Diouf, organisera, à son tour, pas moins de 4 élections présidentielles. Il remportera les trois (1983, 1988, 1993) et perdra la quatrième (2000). Son vainqueur, Abdoulaye Wade, organisera deux élections présidentielles (2007, 2012). Il remportera la première dans un formidable élan populaire, et perdra la seconde, en tentant de promouvoir son fils comme successeur. Son vainqueur, Macky Sall a remporté les éléctions présidentielles en 2012 sous le commentaire public peu glorieux de « Président par accident ».

Le système politique au Sénégal a vidé la démocratie de son sens et de sa vertu

Il importe d’indiquer comment ce tableau permet de penser les transformations structurelles qui s’opèrent, sous nos yeux, dans le pays et dans son jeu politique. C’est, notamment, la fin du système des partis, avec ses manifestations, ses implications et surtout sa signification historique. En effet, le jeu électoral sénégalais prend son élan dans une tension inaugurale proprement coloniale et dont la caractéristique principale était le fait que les partis politiques et les syndicats sénégalais étaient des excroissances des partis et des syndicats de France. A partir du milieu des années 50, cette vie « démocratique » qui était le reflet de la vie politique et syndicale de l’ancienne métropole coloniale voit se consolider un large front anticolonial, recouvrant une diversité de courants aux approches tantôt radicales et tantôt modérées. C’est ce front anticolonial qui donne, du reste, au Sénégal, l’essentiel des partis politiques qu’il connaîtra des années 60 aux années 80. Ils sont, presque tous, organisés selon des principes directeurs centralistes, des pratiques de ligne de masse, et des idéologies copiées ou inspirées du mouvement socialiste international et panafricain.

Les appareils politiques de ces partis (au pouvoir comme dans l’opposition) sont devenus déconnectés des nouvelles contradictions et forces sociales charriées par le tournant des années 2000 et, bien avant, par la chute du mur de Berlin (1989). A la différence de ces partis politiques et de leur trajectoire historique, le Parti Démocratique Sénégalais (PDS - 1974) qui va s’imposer, singulièrement à partir de 1988, comme le principal parti de l’opposition sénégalaise, non seulement procède d’une matrice différente de celle du front anticolonial, mais représente aussi un prototype de culture de parti et de leadership complétement différent. Ce type de parti est caractérisé par le pouvoir fondateur et directionnel d’un seul homme qui, en règle générale aussi, en est le financeur le plus important. Ainsi le leader du « parti » est, en quelque sorte, le « propriétaire ». J’ai appelé ailleurs, ces types de partis, des « partis-entreprises » ou « parti-gëm sa boop » (partis-croire-en-sa-bonne-étoile). Ce sont ces partis, qui en réalité sont autre chose qu’un parti politique, qui dominent aujourd’hui largement le paysage politique sénégalais, occasionnant une inflation sans fin de prétendants à la charge de Président de la République. Ainsi, la vie politique sénégalaise au cours de ces 70 dernières années, et surtout à partir de l’an 2000, est, d’une part, essentiellement caractérisée par une extinction progressive et presque définitive des premiers types de partis que j’ai décrits à partir de la matrice du front anticolonial, et, d’autre part, par une expansion devenue virale de types de partis identiques au prototype « PDS ».

C’est, aujourd’hui, dans cette nouvelle ère d’entreprenariat électoral tous azimuts, que s’enracine l’expérience démocratique sénégalaise, notamment dans ses langages dans ses formes d’animations folkloriques qui, parfois, en désolent plus d’un. La confusion épaisse qui se dégage de ce moment historique de l’expérience démocratique sénégalaise a une fonction évidente : vider le sens et la vertu de la démocratie, tout en faisant illusion sur sa vitalité extrême ou excessive. D'une manière préoccupente, il irrigue aussi dans la société une culture de la prenabilité de nos vies et de nos ressources, dans un contexte d’expansion d’un capitalisme.

Le Sénégal attend un nouveau élan d’espoir, un autre registre historique

Or, toute cette histoire se passe au vu et au su de la communauté internationale. Aller donc savoir pourquoi, certains s’étonnent lorsque, de plus en plus, monte, du fond de la clameur publique, ces désirs de Russie et de Chine qui font si mal et si peur surtout, aux bien silencieux « amis » du Sénégal. Ne pas, lucidement et courageusement, choisir la cause des sociétés, surtout lorsque des événements très difficiles s’y opèrent, c’est choisir de ne pas parier sur le sens de l’histoire. 

La très longue histoire coloniale et post-coloniale du démocralisme électorateur, c’est-à-dire, de la votation pour que plus ça change, plus c’est la même chose, a touché le fond. Les décombres du présent, pour vertigineux qu’ils puissent être, ne peuvent jamais ensevelir la mémoire longue du génie des peuples. Ce que le Sénégal attend est le retour de quelque chose de cet ordre-là, une chose qui est plus qu’une votation, même transparente et même inclusive. Ce qu’il attend, c’est plus qu’un ancien ou un nouveau régime, c’est un autre registre historique.

Vers une nouvelle société et une démocratie de substance

Une chose déjà tellement proche que nous l’entendons presque mugir sous nos pieds au-dessus des décombres du présent.  Cette chose est ce qui nous presse à aller à la rencontre de l’amour entre nous, c’est-à-dire, à la cultivation de l’en-commun. Il s’agit de ce Bien précieux que nous n’avons jamais cessé de mettre à l’abri des vents violents de l’histoire, pour sacraliser, protéger et honorer la parenté universelle (Mbook), la circulation des parts (teraanga) et la garantie des droits (âqh). Il constitue l’enjeu de souveraineté qui arrive et qui demande d’être projeté, dans ses principes et ses raisons, dans notre espace de gouvernance moderne. Il nous demande aussi de nous montrer fermement capables d’arrêter son détournement par des logiques et des pratiques régressives qui le ramènent au seul bénéfice de quelques clans, contre le plus grand nombre. Donner à ce sanctuaire une centralité décisive dans la définition et la conduite de notre modernité épistémique, politique et démocratique est la seule issue décoloniale susceptible de nous libérer de l’emprise du démocralisme électorateur et de son effet destructeur.

Le Sénégal a déjà basculé, certes avec des défis immenses de soins et de réparations des infrastructures psychiques et matérielles, des relations sociales, des écologies environnementales, d’éducation à une citoyenneté critique et globale, et de réhabilitation du Bien Commun et, par-dessus-tout, de l’en-commun.  C’est cette société et cette démocratie nouvelles que nombreusese Sénégalais recherchent. Les débris du jour, en dépit de leur fureur, ne sont pas un long obstacle.  Ils ne sont que les violentes dernières secousses d’un présent colonial qui sort de l’histoire.