La tenue de l’élection présidentielle le 24 mars est notamment le fruit d'une « indignation généralisée » et de mobilisation collective massive à la fois dans les rues et les espaces numériques. Ces mobilisations sont principalement engagées par les jeunes qui se sont levés pour protéger la démocratie. Lors dans une interview initiée pa la Fondation Heinrich Böll, le professeur Maurice Soudieck Dione explique les origines de la démocratie sénégalaise, les défis contemporains auxquels elle devra faire face. Aussi, il apporte une analyse de la configuration politique actuelle tout en rappelant que dans l'histoire sénégalaise, il y a eu des cycles alternants entre ouverture politique et structures rigides.
Bien que ce soit principalement la jeunesse sénégalaise qui se mobilise dans les rues pendant la campagne électorale et soit considérée comme une catégorie importante, moins de 1 % des jeunes âgés de 18 à 20 ans sont inscrits sur les listes électorales. Comment les jeunes sénégalais-e-s participent-ils-elles au processus démocratique et quels rôles exercent-ils dans l'évolution politique du pays ?
Les jeunes jouent un rôle crucial dans la démocratie sénégalaise car ce sont eux-elles qui sont souvent à l'origine des mobilisations collectives, qui manifestent et qui s'engagent au sein des partis politiques. Ils-elles ont un impact majeur sur la communication politique, l'engagement civique et la mobilisation des partis. À chaque fois qu'il y a des difficultés ou des combats à mener, c'est toujours la jeunesse qui est envoyée en première ligne. Déjà à l'époque de l'ancien président Abdoulaye Wade, il affirmait que la mobilisation de la jeunesse valait mieux que tous les milliards provenant de l'étranger.
Quand nous pensons aux manifestations étudiantes de 1968, au départ d'Abdou Diouf ou encore au mouvement Y en marre, il est clair que la jeunesse sénégalaise a souvent été à l'origine de changements importants lors de moments critiques.
En effet, les jeunes sénégalais-e-s ont toujours été au cœur des luttes politiques. Lorsque Abdoulaye Wade est arrivé au pouvoir, porté par la jeunesse, les évènements se sont succédés. Mais face à ses dérives autoritaires et corruptives, c'est cette même jeunesse qui s'est mobilisée pour défendre la démocratie sénégalaise, comme en témoigne le mouvement du 23 juin et la création de mouvements tels que "Y en a marre". Auparavant, les jeunes se sont également engagés dans le domaine musical et artistique, notamment à travers le rap, pour sensibiliser la population et dénoncer les abus du pouvoir.
Comment le mouvement de jeunesse d'aujourd'hui, principalement observé au sein du parti PASTEF, se distingue-t-il de celui d'autrefois ?
Les jeunes au sein du parti PASTEF ont rencontré divers obstacles, notamment des manipulations des institutions et du droit. Cette situation a engendré un sentiment de méfiance envers les institutions et a brouillé la distinction entre la lutte contre le régime en place et celle contre l'État. La plupart de ces jeunes sont tombés dans le piège de confondre ces deux dimensions essentielles du combat politique. Ils ont ainsi exprimé une méfiance envers les institutions, justifiée par une manipulation flagrante du droit et des institutions par les détenteurs du pouvoir, ce qui a sérieusement compromis leur crédibilité et leur légitimité. Cette situation a entraîné une confrontation violente entre le pouvoir et l'opposition, marquée par de nombreuses arrestations et des atteintes aux droits et libertés des citoyens.
De nombreux jeunes ont perdu confiance dans les institutions publiques parce qu'ils ont personnellement ressenti au cours des dernières années que de nombreux droits fondamentaux étaient restreints. Pensez-vous qu'il s'agisse d'une véritable régression démocratique, comme le craignent beaucoup de personnes ?
Les raisons de cette perception sont structurelles et profondément enracinées dans le tissu de l'État sénégalais. Il est peut-être erroné de considérer qu'il y a une régression de la démocratie. Mais en réalité le système politique sénégalais connaît des cycles de crises entre des périodes autoritaires et des phases de relâchement. En effet, la démocratie sénégalaise repose sur une contradiction fondamentale. Depuis la crise de 1962, un régime présidentiel fort a été mis en place, caractérisé par un autoritarisme modéré et des ruptures institutionnelles. Ces tendances autoritaires se sont perpétuées à travers différents régimes. Ainsi, les avancées démocratiques au Sénégal se font en perpétuelle contradiction avec ses structures institutionnelles, héritées en partie de la constitution de 1963. Cette situation engendre des tensions entre les constructions hégémoniques du pouvoir personnel et les principes démocratiques, tout en alimentant les mobilisations citoyennes, politiques et sociales pour contester cette gouvernance autoritaire. En somme, le processus démocratique sénégalais est caractérisé par un cycle continu de construction et de déconstruction, où l'établissement du pouvoir présidentiel nécessite souvent des pratiques autoritaires, contrebalancées par des mobilisations populaires pour y mettre fin.
Ces crises doivent être examinées dans leur contexte historique pour mieux comprendre leur nature et leur évolution au sein du système politique sénégalais. Quelle est l'origine historique de ces oscillations constantes entre autoritarisme et participation démocratique accrue ?
Après la crise politique du 17 décembre 1962 entre Léopold Sedar Senghor et Mamadou Dia, un régime autoritaire s’est est installé, caractérisé par un président fort, une hyper-présidentialisation instaurée par la constitution de 1963. Senghor a initié un régime présidentialiste avec un autoritarisme modéré, utilisant principalement la cooptation et la répression. Cependant, la crise politique de 1968, marquée par le rôle prépondérant des étudiants, l'a convaincu d'ouvrir le jeu politique pour éviter une subversion incontrôlable et protéger son pouvoir. Cette ouverture politique s'est concrétisée par la réintroduction du poste de Premier ministre ainsi que par une libéralisation limitée du jeu politique en 1974 avec la création du PDS et en 1976 avec la reconnaissance constitutionnelle du tripartisme. Quand Abdou Diouf arrive au pouvoir il veut consolider son pouvoir en instaurant un multipartisme intégral. Cependant, cette stratégie vise également à diviser l'opposition tout en recourant à la répression et à la manipulation des règles électorales. Lorsque Abdoulaye Wade est arrivé au pouvoir, il a proclamé la fin de l'exercice solitaire du pouvoir et l'avènement de la République citoyenne, suscitant un grand espoir. Cependant, quelques années plus tard, il est devenu évident qu'il suivait également une logique de construction hégémonique qui sapait les principes démocratiques. Son régime s'est distingué par la répression, une corruption généralisée et la violation des droits et des libertés. De même, à l'arrivée du président Macky Sall au pouvoir, cette même logique a persisté, avec l'utilisation de l'appareil de Benno Bokk Yakaar pour affaiblir l'opposition, la répression excessive et les violations des droits et des libertés. Cependant, cette contradiction intrinsèque alimente l'évolution démocratique du Sénégal, car chaque dérive est confrontée à une mobilisation des forces sociales et politiques pour contrer la volonté hégémonique du président.
Vous avez évoqué à juste titre l'importance des forces sociales pour contrebalancer l’autoritarisme. Cependant dans la sous-région, nous observons une montée en puissance de la force militaire. Dans ce contexte, pensez-vous que le Sénégal puisse jouer un rôle géopolitique crucial en renforçant les principes démocratiques ?
Je crois qu'il est crucial que le Sénégal maintienne son système démocratique et continue à servir de modèle démocratique. Cela enverrait un message fort, notamment à la communauté internationale, montrant que la démocratie, bien que parfois un idéal difficile à atteindre, est réalisable en Afrique par les Africains-e-s eux-elles-mêmes. Le Sénégal, avec sa tradition démocratique ancrée depuis la période coloniale, a un rôle de leadership à jouer dans la région. Les choix du passé influent sur les choix futurs, et il est essentiel que le Sénégal continue sur la voie de la démocratie pour façonner un avenir prometteur.
Il est souvent question de la longue tradition démocratique du Sénégal, mais comment expliquez-vous le fait que cette tradition perdure au Sénégal tandis que d'autres nations voisines connaissent des échecs démocratiques à long terme ?
Les principes démocratiques font depuis longtemps partie de notre patrimoine. Cheikh Anta Diop a estimé que les monarchies traditionnelles sénégalaises étaient des monarchies constitutionnelles, avec un système de poids et de contrepoids. Un exemple de limitation du pouvoir par le sacré est la République théocratique de Thierno Souleymane Ball en 1776, antérieure à la révolution française de 1789, qui posait déjà des limites au pouvoir. Dans cette république, l'imam vertueux était choisi sur la base de critères de méritocratie et de moralité. Pendant la période coloniale à partir de 1848, le Sénégal a élu un député au Palais Bourbon, à l'Assemblée nationale française. Les communes de plein exercice de Dakar, Saint-Louis, Rufisque et Gorée ont été créées à partir de 1872, et en 1850, le Conseil général de l'AOF a été établi comme une sorte de parlement local avec des compétences limitées. Ainsi, le Sénégal a développé des institutions démocratiques depuis la période coloniale, bien avant que d'autres pays africains n'entament leur transition démocratique. Ces choix historiques continuent de façonner notre présent et notre avenir, témoignant de notre culture politique profondément ancrée dans la démocratie.
Pourtant, la démocratie au Sénégal demeure imprégnée de l'histoire coloniale et des liens politiques et économiques étroits avec la France. Nous faisons cette observation dans un contexte où la campagne électorale est caractérisée par de nombreux acteurs politiques portant un discours marqué par la décolonisation. Quels sont donc les défis et les opportunités liées à la construction d'un système politique indépendant et décolonisé ici au Sénégal ?
Il est nécessaire d'entreprendre une décolonisation à tous les niveaux, y compris dans les domaines de la connaissance et des sciences sociales, qui portent encore les stigmates du colonialisme, notamment dans l'anthropologie. Cette décolonisation doit être menée à travers un travail idéologique et culturel plus vaste, impliquant l'éducation et la confiance en soi. Cependant, il est essentiel de ne pas tomber dans le piège de la victimisation en attribuant tous nos maux à l'Europe, ce qui reviendrait à se déresponsabiliser. Nous devons également reconnaître les imperfections qui relèvent de notre propre responsabilité en tant qu'Africains. Il est crucial d'adopter une approche courageuse, lucide et honnête pour identifier ce qui ne fonctionne pas et apporter les changements nécessaires. Gandhi a dit : "Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde", ce qui souligne l'importance de l'action individuelle et collective. Il est également important d'éviter le changement pour le changement, mais plutôt de rechercher des solutions qui apportent des avantages concrets. Par exemple, l'idée d'une monnaie unique africaine est louable, mais elle doit être mise en œuvre avec sérieux et responsabilité, en tenant compte des défis tels que la corruption et la mauvaise gouvernance. En fin de compte, la décolonisation exige une approche réaliste et éclairée, fondée sur une volonté politique claire et informée, plutôt que sur des aventures irréfléchies ou des formules toutes faites.
Nous souhaiterions terminer en abordant le sujet de la place et du rôle des femmes en politique. Parmi les 19 candidats, seule une femme se présente, ce qui parait decevant compte tenu de l’existence de la loi sur la parité au Sénégal. Quel rôle jouent réellement les femmes dans la politique au Sénégal en termes de participation et de représentation ?
Le rôle des femmes a longtemps été limité à une participation symbolique dans la politique sénégalaise. Bien qu'elles aient été souvent mobilisées pour des activités politiques, leur représentation dans les organes de décision a été très faible. Pourtant, les femmes ont beaucoup à offrir. Elles apportent une sensibilité unique , possèdent des compétences et sont bien formées. Pour que le pays puisse progresser, il doit tirer parti de toutes ses forces sociales, notamment en mettant en avant des personnes compétentes pour la gestion des affaires publiques et le développement de la société. Cela implique de donner aux femmes la place qui leur revient et de veiller au respect de leurs droits, ainsi qu'à leur promotion. Bien que la loi sur la parité ait été un premier pas vers une meilleure représentation des femmes dans les organes de décision, il est nécessaire de compléter cette mesure par des exigences en matière de formation.
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Cet entretien avec le Professeur Maurice Soudieck DIONE a été réalisé par Sokhna Mbossé Seck et Kai Ostermann