Les migrations au Sénégal : besoin d’une vision sociétale et d’humaniser la question plutôt que d'une criminalisation et d'une rhétorique de la peur

Analyse

Plus de 500 migrant.e.s du Sénégal sont mort.e.s ces derniers mois en essayant de rejoindre les îles Canaries et donc l'Europe en partant des côtes ouest-africaines.[i] Un terrible déjà-vu de la situation en 2005/2006. Rien qu'en 2006, plus de 32.000 migrant.e.s ont effectué le dangereux voyage pour atteindre les îles Canaries par la mer depuis les côtes d'Afrique de l'Ouest.[ii]

Jeune sénégalais

Plus de 500 migrant.e.s du Sénégal sont mort.e.s ces derniers mois en essayant de rejoindre les îles Canaries et donc l'Europe en partant des côtes ouest-africaines.[i] Un terrible déjà-vu de la situation en 2005/2006. Rien qu'en 2006, plus de 32.000 migrant.e.s ont effectué le dangereux voyage pour atteindre les îles Canaries par la mer depuis les côtes d'Afrique de l'Ouest.[ii]   

Les organisations de la société civile sénégalaise se sont regroupées au sein du collectif "Lu waral lii" (Wolof "Quelle est la vraie raison ?") face à la recrudescence de ces drames migratoires et à ce qu'elles considèrent comme des réponses inadéquates de la part du gouvernement et des bailleurs de fonds internationaux : « L'absence d'une politique migratoire tournée vers ces questions se traduit par du pilotage à vue et transforme le pays en gouffre à milliards obtenus de la coopération internationale.", critique "Lu waral lii" dans son communiqué de presse du 3 novembre. Le collectif se positionne clairement contre la criminalisation des migrant.e.s et appelle l'État à trouver des "réponses adéquates face aux besoins d'emplois décents des jeunes " et à s'attaquer efficacement à l'inégalité sociale croissante, exacerbée par les conséquences de la pandémie.

Au vu des sommes énormes investies ces dernières dizaines d’années dans la gouvernance de la migration, le collectif demande, entre autres, la publication de tous les projets migratoires du gouvernement, y compris leurs budgets et les ministères responsables, un audit des financements que le Sénégal a reçus dans le domaine de la migration ces dernières années, et l'élaboration d'une politique de la migration de travail. En particulier, les organisations de la société civile critiquent le fait que ce sont surtout les migrant.e.s eux-mêmes/elles-mêmes qui sont tenu.e.s coupables des tragédies dans l'Atlantique.

Au Sénégal, le cas d'un garçon de 14 ans envoyé en Europe par son père pour devenir footballeur en Italie a suscité l’émotion. Le garçon est tombé malade et est décédé pendant la traversée, son corps a ainsi été jeté à la mer par d'autres voyageurs. Le père a été condamné à deux ans de prison, dont 1 mois ferme. Toutefois, il ne suffit pas de faire peser la seule responsabilité morale et juridique sur le père - les routes migratoires à haut risque et potentiellement mortelles sont notamment liées à la criminalisation de la migration et à une certaine forme de gestion des frontières, comme le précise un communiqué de presse des réseaux migratoires migreurop et Loujna-Tounkaranké du 1er décembre 2020 :

Les disparitions et décès aux frontières ne sauraient être uniquement attribués à des « passeurs sans scrupule », des « ONG irresponsables » et des « parents inconscients des risques ». L’Union européenne et les États doivent prendre la mesure des conséquences des politiques migratoires à l’œuvre. C’est bien le durcissement de la règlementation, la sophistication des contrôles aux frontières ainsi que la multiplication des instruments de coopération dans le domaine des migrations rendant le franchissement des frontières toujours plus difficile, qui est à l’origine du développement d’un « business » du passage et des décès et disparitions qui en découlent.

Fin novembre seulement, le Sénégal a signé un accord avec l'Espagne pour lutter ensemble contre « l'immigration clandestine ». Entre autres, des policiers espagnols doivent être envoyés au Sénégal. [iii]

La criminalisation et une rhétorique de dissuasion modifient les routes migratoires, mais ne les arrêtent en aucun cas

Après 2007, la surveillance accrue des frontières maritimes, notamment par l'agence européenne de gestion des frontières FRONTEX, a entraîné un déplacement des routes migratoires vers la terre ferme via le Mali, le Niger et la Libye et, de là, via la Méditerranée.

Depuis 2018, le nombre de migrant.e.s empruntant la "route maritime ouest-africaine" augmente à nouveau: 2.698 migrants ont atteint les îles Canaries en 2019, [iv] et rien qu'à la fin octobre 2020, c’était déjà 11 000.[v]

Au milieu des années 2000, le manque de perspectives, la pression sociale et la déception face au gouvernement d'Abdoulaye Wade de l'époque, qui n'avait pas tenu ses promesses électorales aux yeux de la jeunesse, étaient les principales motivations de nombreux jeunes hommes à chercher leur fortune de l'autre côté de la mer.

Le président Macky Sall est au pouvoir depuis 2012. Il est alors élu grâce à un large soutien de l'opposition, de la société civile et du mouvement de jeunesse "Y en a marre", qui se mobilisent contre un troisième mandat du président Wade. Sall en est actuellement - tout comme Wade en 2005/2006 - à son deuxième mandat et, une fois de plus, de jeunes Sénégalais.e.s quittent leur pays en pirogue à la recherche d'un meilleur avenir en Europe.

Plus de 300 millions d'euros pour des projets de migration donnant un bilan mitigé

Qu'a fait le gouvernement sénégalais et les donateurs internationaux au cours des quinze dernières années pour offrir une perspective aux jeunes? Aujourd'hui, en 2020, alors que la pandémie continue d'atteindre des proportions alarmantes en Europe, pourquoi les jeunes Sénégalais.e.s s'embarquent à nouveau dans ce dangereux voyage ?

L'étude « Une avalanche de financements pour des résultats mitigés » du Dr. Mamadou Dimé sur la politique migratoire sénégalaise entre 2005 et 2019 montre que plus de 300 millions d'euros ont été investis dans le domaine de la migration au cours de cette période, dont la majeure partie sera dépensée entre 2015 et 2019 dans le cadre du Fonds fiduciaire d'urgence de l'UE pour la stabilité et la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et des personnes déplacées en Afrique (EUTF pour l'Afrique). L’objectif principal de ces investissements est de freiner la migration grâce à un meilleur contrôle des frontières et à l'amélioration des conditions de vie sur place.

Image retirée.L'étude conclut que les projets et programmes mis en œuvre au Sénégal sous la pression des organisations internationales sont plutôt des programmes "anti-migration" que des signes d'une politique migratoire cohérente. Le Sénégal dispose d'une politique dite de migration depuis 2018. Ce document a été rédigé à l’initiative et avec le financement de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et n'a pas encore été adopté politiquement. L'ancien ministre Ndioro Ndiaye a vivement critiqué le document politique début septembre : « Ce n'est même pas une politique, c'est un compendium de projets! » [vi]

Figure 1: Financements alloués à des projets et programmes relatifs à la migration de 2005 à 2019 (en milliards de francs CFA).

Figure 1: Financements alloués à des projets et programmes relatifs à la migration de 2005 à 2019 (en milliards de francs CFA).

Le plan national de développement du gouvernement Sall, "Plan Sénégal Emergent", contient de nombreux projets pour l'éducation des jeunes et la création d'emplois. Cependant, une multitude d'agences et de programmes gouvernementaux, tous ayant pour mandat de créer des emplois pour les jeunes, sont généralement lancés peu avant les élections afin d'obtenir des votes - mais en fin de compte, la situation de la majorité des jeunes ne change pas. En réponse à la recrudescence de la migration par pirogue, Macky Sall a annoncé la création encore d'une autre structure, le Conseil national pour l'insertion et l'emploi des jeunes (Cniej), pour aider les jeunes à trouver un emploi.

En même temps, les jeunes sont de plus en plus frustré.e.s par leur propre gouvernement, pour qui la lutte contre leur chômage ne semble pas être une priorité. Le secteur de la pêche fournit des emplois importants aux hommes en tant que pêcheurs et aux femmes dans la transformation du poisson, en particulier sur les côtes du Sénégal. Même avant la COVID-19, les pêcheurs sénégalais se plaignaient à plusieurs reprises que les flottes étrangères surexploiteraient les eaux sénégalaises. Un rapport de Greenpeace intitulé « Mal de mer : pendant que l'Afrique de l'Ouest est verrouillée par la COVID 19, ses eaux restent ouvertes au pillage" a montré en octobre 2020 comment les pêcheurs sénégalais n'étaient pas autorisés à travailler pendant le confinement, alors que les chalutiers internationaux pêchaient dans les eaux sénégalaises sous leurs yeux.

 

Le mal est plus profond que « juste » le manque d'emplois

L'absence d'une politique migratoire cohérente et adaptée aux besoins de la population sénégalaise est le signe d'un problème plus profond.

De nombreux aspects se rejoignent : une jeunesse désillusionnée par son gouvernement et la politique en général, et ce de manière répétée ; une société qui assimile encore très souvent la réussite à l'immigration vers l'Europe et qui valorise tout ce qui vient de l'extérieur plus que ce qui lui appartient ; une société dans laquelle les familles et les parents attendent déjà des jeunes qu'ils subviennent financièrement aux besoins de leurs proches parce qu'il n'existe pas de systèmes de sécurité sociale suffisants ; un pays dans lequel depuis l'indépendance en 1960 il n’y a pas eu de vraie création d’une identité nationale. Cette identité fragile du pays, qui est encore trop souvent prisonnière de structures néocoloniales, comme le critiquent les militants de « Frapp France Dégage », est aggravée par l'absence d'une vision sociétale commune : Qu’est-ce qui fait que le Sénégal soit l’endroit où nous voudrions vivre et comment voudrions-nous vivre ici à l'avenir ? Le changement générationnel retardé dans les partis et les institutions politiques, mais aussi dans la société civile, ne cesse d'exacerber les déficits mentionnés ci-dessus.

La désorientation de la jeunesse sénégalaise et le sentiment de ne pas être pris au sérieux, ni même d’être remarqué, par leur propre gouvernement sont apparus clairement ces dernières semaines dans les réactions aux drames migratoires.

De l'avis de nombreux.e.s Sénégalais.es, le gouvernement sénégalais a réagi beaucoup trop tard et a ainsi montré que la migration n'est pas une priorité politique. Dr Mamadou Dimé, chercheur en migration, décrit cette réaction du gouvernement comme un "manque total d'humanisme". Au lieu de fournir aux migrant.es bloqué.es une aide psychologique et médicale - après les expériences parfois traumatisantes en mer - les migrant.es sont arrêté.es et mis.es en prison.

 

Deuil national sur les réseaux sociaux suite à la déception suscitée par la réponse du gouvernement

Au lieu d'une réaction publique de l'ensemble du gouvernement face aux plus de 480 décès survenus au cours des derniers mois, le président Macky Sall s’est concentré sur ses objectifs politiques et dissout son gouvernement à la fin du mois d'octobre. Ce remaniement du gouvernement se fait sans un mot sur les migrant.e.s qui étaient mort.e.s quelques jours auparavant. En plus, le ministre de l'Intérieur met en doute les chiffres de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui rapporte le 29 octobre 2020 l'accident de bateau le plus meurtrier de l'année 2020, avec plus de 140 morts. Le Président n’a pas réagi à cet accident via Twitter, mais présente ses condoléances aux parents des 16 victimes d'un accident de voiture qui sont mortes en route pour la fête du Mawloud, ainsi qu'au Président turc à l'occasion du tremblement de terre en Turquie. Pas un mot sur les migrant.e.s qui étaient mort.e.s au large des côtes du Sénégal.

Choqués par la réticence de leur gouvernement à reconnaître les erreurs politiques passées, à faire le deuil des migrant.e.s décédé.e.s et à offrir de réelles perspectives, des internautes sénégalais.e.s appellent à une journée de deuil nationale sur les réseaux sociaux le 13 novembre sous #LeSenegalEnDeuil, #DeuilNationalSN, #WhatshappeninginSenegal, après la mort de 480 migrant.e.s.

Que pourrait signifier réussir au Sénégal ? À la recherche du lien entre migration et développement durable

La situation actuelle montre clairement que l'on ne peut pas simplement arrêter la migration, que les gens ne peuvent pas être "fixés" sur place. Un contrôle plus strict des frontières sans changement social et des perspectives dignes sur place déplacent les routes migratoires, tendent à les rendre plus dangereuses et à faire plus de victimes, comme le montre clairement le communiqué de presse cité au début.

Ce qu'il faut plutôt, c'est un processus de discussion sociétale sur la façon dont le succès est défini et peut aussi être possible au Sénégal, ainsi que des changements fondamentaux dans la politique migratoire du Sénégal et des organisations internationales, y compris des voies de migration légale qui permettent également une migration circulaire entre le Sénégal et l'UE. Cette nouvelle politique de migration devrait changer fondamentalement d'orientation : d'une rhétorique de dissuasion et de peur, de campagnes de sensibilisation sur les risques de la "migration irrégulière" à une gouvernance des migrations qui soit institutionnalisée et respecte les droits humains des migrant.es. La contribution de la migration au développement national et local devrait y être utilisée et promue de manière beaucoup plus ciblée.

La pandémie COVID-19 a douloureusement montré au Sénégal, comme à tant d'autres pays dans le monde, à quel point le pays est dépendant des importations de denrées alimentaires, mais aussi des envois de fonds de sa diaspora depuis l'étranger. En même temps, la pandémie mondiale et la crise climatique nous montrent qu'il faut mettre un terme à la surexploitation de la nature. Au Sénégal, beaucoup personnes ont perdu leurs revenus à cause de la pandémie dans le secteur informel, mais aussi dans le tourisme.

Des changements fondamentaux dans la politique migratoire du Sénégal et un dialogue sociétal dans ce contexte signifient que le gouvernement doit prendre ses responsabilités et défendre les intérêts et les droits de son peuple, vis-à-vis des investisseurs internationaux dans le secteur de la pêche, dans la production pétrolière ainsi que de manière explicite dans le domaine de la politique migratoire. La création d'emplois au Sénégal n'est pas en contradiction avec la transformation de la société vers un développement durable basé sur la solidarité, mais constitue une partie importante de cette transformation. Un aspect central d'une nouvelle politique migratoire devrait donc être de promouvoir la formation dans les domaines dont l'économie sénégalaise a besoin pour sa transformation socio-écologique. Cela va de l’agroécologie, de l'architecture et de la construction durables, du recyclage à la formation professionnelle dans le domaine des énergies renouvelables et à la promotion de la production, de la transformation et de la consommation locales.

Le centre culturel DEKANDOO à Gandiol, dans le nord du Sénégal, qui a été créé par Mamadou Dia, un ancien migrant parti en pirogue et revenu d'Espagne, montre à quel point la migration peut et doit être profitable à tous égards. Les migrant.e.s peuvent être des acteur.trice.s important.e.s pour le développement durable et la transformation socio-écologique au Sénégal. DEKANDOO est basé sur des principes de durabilité et combine la construction écologique avec des résidences d'artistes, le tourisme durable et des projets sociaux dans la région.

Si Mamadou Dia avait eu la possibilité de se rendre en Espagne en 2006 de manière sûre et légale, d'y travailler et de retourner au Sénégal quand il le souhaitait lui-même, lui, sa famille et d'innombrables autres personnes auraient été épargnés de nombreuses souffrances. L'argent qu'il aurait gagné en Espagne dans le cadre d'un séjour légal, l'expérience qu'il y aurait acquise, il aurait pu le ramener au Sénégal tout aussi bien, sinon mieux, sans risquer sa vie lors de la traversée en bateau.

 

[ii] Internationale Organisation für Migration (IOM): https://www.iom.int/news/deadliest-shipwreck-year-claims-least-140-lives. Laut Zeitungsberichten sind 2006 mindestens 600 Menschen gestorben beim dem Versuch die Kanaren von Westafrika aus zu erreichen. Die Dunkelziffer der Toten, die nicht geborgen wurden geht vermutlich in die Tausende. (Short, 2007 https://www.wsws.org/en/articles/2007/01/immi-j04.html)

[v] Internationale Organisation für Migration (IOM): https://www.iom.int/news/deadliest-shipwreck-year-claims-least-140-lives

[vi] Ndioro Ndiaye während eines E-Panel zur senegalesischen Migrationspolitik, organisiert vom zivilgesellschaftlichen Netzwerk REMIDEV und hbs Dakar https://www.youtube.com/watch?v=y4ccTIA-Dco