COVID-19 et migration : "Je ne sais pas s’il y aura une ère post-COVID-19 dans les relations Nord-Sud...", Moustapha Kémal Kébé

Entrevue

La pandémie du COVID-19 nous impose de restreindre drastiquement les déplacements de manière générale et un grand nombre de pays a carrément fermé ses frontières pour une période indéterminée. L’on a également observé que dans beaucoup de pays sub-sahariens les patients zero venaient des pays du Nord (notamment l’Europe). Tout ceci a relancé le débat sur les dynamiques de pouvoir en jeu dans la question de migration au Sénégal mais surtout les différences d'expérience et de "priviléges" entre ressortissant.e.s des pays du Nord et ceux/celles du Sud en termes de mobilité humaine

De « Barsa wala Barsak » à nos jours, quel bilan faîtes-vous des politiques migratoires au Sénégal ? Qu’est ce qui n’a pas marché ?

Il faut rappeler qu’à cette période on assistait à des départs en masse de candidats à la migration dite irrégulière via des pirogues de fortune à destination de l’Espagne en particulier.
Devant l’ampleur des décès en mer et des disparus avec des conséquences à la fois chez les familles et le tollé que cela avait suscité au Sénégal et dans les pays d’accueil, plusieurs initiatives avaient été prises en vue de freiner ces départs.

  • Des programmes de sensibilisation sur la migration irrégulière ; de réinsertion des migrants de retour ; de promotion de l’agriculture…
  • La promotion de politiques d’externalisation des frontières extérieures européennes à travers une sous-traitance aux pays tiers
  • Une hausse des financements de la migration mais conditionnée à la gestion des migrations

C’est pourquoi de 2005 à maintenant, plus de 200 milliards[1] de francs CFA ont été consacrés à la gestion de la migration au Sénégal

Pirogue Sénégal

En dépit de tous les efforts initiés à la fois par l’Etat, les partenaires techniques et financiers etla Société civile, le bilan est loin d’être reluisant et pourrait être analysé à plusieurs niveaux :

  • Au niveau de la gouvernance, il n’y a pas une bonne coordination des interventions de ces différents acteurs. Ainsi, chaque acteur élabore de manière unilatérale ses programmes, ses interventions et ses cibles en occultant souvent les actions des autres sur le terrain.
  • Il y a une grande instabilité institutionnelle notée d’autant plus qu’au niveau de l’Etat, les programmes changent en fonction des régimes, des équipes et des opportunités de financement des bailleurs. Des lacunes pourraient aussi être décelées dans les actions de la Société civile d’autant plus qu’il est difficile de mesurer l’impact réel des programmes chez les cibles en raison de la courte durée des financements. 
  • On peut aussi noter une certaine opacité dans la gestion de certains programmes car une grande partie des financements sont alloués au budget de fonctionnement des structures et aux salaires du personnel desdits programmes réduisant ainsi leurs résultats et leur impact chez les cibles.
  • Enfin, il est important de souligner pour le regretter l’existence d’une politique migratoire nationale dont le document technique toujours en attente de validation politique fait aussi la part belle à la diaspora sénégalaise au détriment des migrants vivant au Sénégal.

En termes de gouvernance de ces politiques migratoires, qu’est-ce qui à votre avis devrait être fait ou mieux fait et surtout pris en compte ?

Le Sénégal doit être plus engagé dans la gouvernance de la migration avec la mise en place d’une politique migratoire endogène avec une implication surtout des principaux acteurs dans la mise en œuvre.

La gouvernance de la migration au Sénégal ne doit en aucun cas être arrimée aux politiques, aux financements et aux agendas des partenaires extérieurs dont l’Union européenne, l’Organisation internationale pour les migrations…L’exemple de l’élaboration de la politique migratoire sénégalaise est révélateur de cette situation avec une instrumentalisation du processus par le bailleur mais aussi une guéguerre entre démembrements[2] de l’Etat concernant la coordination.

Cette gouvernance requiert la mise en place d’un cadre de concertation et de coordination fonctionnel qui réunit les acteurs ayant une légitimité et une capacité à représenter l’ensemble des migrants en général.

Il est aussi important de changer de paradigme car nous ne devons plus continuer en tant que pays d’émigration qui bénéficie d’importants transferts de la diaspora (1100 milliards[3] de francs CFA en 2017) à jouer les sous-traitants des pays occidentaux dans leurs politiques de fermeture des frontières. Nous n’avons pas les mêmes contextes, ni les mêmes objectifs encore moins les mêmes aspirations que ces pays du Nord.

Pour des raisons financières, le Sénégal ne doit en aucun cas accepter de signer des politiques de coopération et de réadmission qui vont à l’encontre des intérêts de sa diaspora surtout au moment où le pays n’arrive pas à résorber le problème du chômage surtout des jeunes.

Enfin, le Sénégal ne doit pas aussi tomber dans le piège des pays du Nord qui facilitent la mobilité de leurs citoyens, prônent la circulation des capitaux, des biens et services tout en menant des politiques de fermeture de leurs frontières aux populations africaines (restrictions de visas ; centres de tri ; lutte contre la migration « irrégulière », etc.)

La pandémie de COVID-19 nous impose de restreindre drastiquement les déplacements de manière générale et un grand nombre de pays a carrément fermé ses frontières pour une période indéterminée.
L’on a également observé que, dans beaucoup de pays sub-sahariens, les patients zero venaient des pays du Nord (notamment l’Europe). Tout ceci a relancé le débat sur les privilèges qu’ont les ressortissants des pays du Nord sur ceux du Sud en termes de mobilité humaine. Quelle lecture faîtes-vous de cette situation ?

La pandémie pose encore une fois la question de la liberté de circulation à géométrie variable : c’est en fonction des zones géographiques et de la nationalité que les citoyens du monde ont la possibilité ou non de se déplacer. Certains africains ont dû fustiger les retards accusés par leurs gouvernements dans la fermeture de leurs frontières. Nous savons tous qu’à l’image d’Ebola, si le corona virus avait débuté en Afrique, les autres continents surtout l’Europe n’auraient pas hésité à fermer leurs frontières. Et pourtant, c’est l’inverse qui a été constaté avec des européens qui devant la menace de la pandémie ont jugé nécessaire de fuir[4] en Afrique avec le risque de propager le virus.

Je considère cette réaction tout à fait normale à l’image des réfugiés fuyant les guerres, la famine, la sécheresse, les persécutions, etc.

Cette pandémie doit aussi rappeler aux décideurs politiques, aux mouvements extrémistes, xénophobes et racistes que nous vivons dans un village planétaire où aucune partie du globe (quel que soit son niveau de développement) ne peut rester invulnérable si une autre partie est menacée. L’Europe et les Etats Unies en savent quelque chose.

Pensez-vous qu’il y aura une « ère post-COVID 19 » dans les relations Nord-Sud en ce qui concerne les politiques migratoires ? Par exemple, des pays du Sud qui renforcent les conditions d’entrée des ressortissants du Nord dans leur pays, ou même de nouveaux élans de réciprocité en ce qui concerne les visas, etc. ?

Je ne sais pas s’il y aura une « ère post –COVID 19 » dans les relations Nord-Sud mais je souhaite vivement que les pays du Sud profitent de cette situation pour cette fois prendre leur destin en main.

Ce contexte nous a appris qu’en dépit des règles et institutions internationales de solidarité mises en place, devant cette situation, chaque pays défend uniquement ses propres intérêts d’où l’urgence pour les pays du Sud de compter sur leurs propres ressources et dans tous les domaines.

Ils doivent ainsi changer de posture dans leurs relations avec les pays du Nord en s’affirmant davantage tout en appliquant la réciprocité sur les visas avec les autres pays.

Enfin, cette pandémie a mis en lumière notre fragilité et la nécessité de revoir nos modèles de développement économique basés en grande partie sur des financements extérieurs et sur des importations de produits stratégiques venus des pays étrangers.

Que pensez-vous qu’il devrait se passer en termes de politiques migratoires dans l'après COVID-19 pour le Sénégal ?

A mon avis,  le Sénégal, à l'image des autres pays de la CEDEAO[5] doit mettre en place une politique migratoire ambitieuse en renforçant les mécanismes et moyens de prise en charge des migrants vivant au Sénégal et de la diaspora. Cela passera par différents préalables :

  • Une maîtrise des données statistiques concernant la diaspora
  • La promotion, la défense et la prise en charge des problèmes de la diaspora pour qu’elle soit respectée dans les pays d’accueil à l’image des « expatriés » vivant au Sénégal
  • La mise en place d’un cadre national de concertation et de dialogue inclusif, légitime, non partisan et fonctionnel
  • L’application de la réciprocité des visas pour tous les pays
  • Une évaluation objective des interventions et financements de l’Etat et des bailleurs concernant leur impact sur la gouvernance de la migration au Sénégal.

Votre mot de la fin ?

En souhaitant que cette crise sanitaire soit bientôt derrière nous, osons espérer que nos Etats vont préparer l’après COVID-19 en anticipant sur ses conséquences désastreuses en termes de prise en charge des couches vulnérables, des majorités invisibles, de la hausse du chômage, de la paupérisation des populations, de l’exode rural, des migrations économiques et forcées…

A cet effet, pour juguler ce processus, la production et le consommer local doivent être privilégiés en vue de renforcer notre autonomie mais aussi de sauvegarder les emplois surtout précaires.

Nous espérons que l’après Covid-19 ouvrira aussi une nouvelle ère au niveau mondial où l’humain sera au cœur du processus de développement socio-économique moyennant un respect des différents équilibres naturels et d’une solidarité internationale réelle et mutuelle.

Enfin, au-delà des impacts négatifs liés à la pandémie, le COVID-19 doit aussi être une opportunité d’introspection à la fois individuelle et collective en vue de gommer les abus et excès dans notre quête effrénée de richesses et du bonheur au détriment des couches les plus vulnérables et de notre environnement.

Moustapha Kémal Kébé

Moustapha Kémal KEBE, est le chargé de projet au Réseau Migration Développement (REMIDEV) du CONGAD.

Composé de 27 organisations au Sénégal, le REMIDEV a pour mission d’encourager le travail en synergie entre les organisations non-gouvernementales et les autres organisations de la société civile pour promouvoir leur participation à la construction et à la consolidation du dialogue politique et social sur les migrations.

Diplômé en Coopération internationale à l’Université Stendhal de Grenoble, il a dans ses actions mené plusieurs missions d’observations sur la situation des migrant.e.s (en Mauritanie, au Maroc, dans certaines régions du Sénégal dont Kolda et Tambacounda) ainsi que des formations pour les journalistes, les jeunes acteurs et syndicalistes.

Kébé est le co-fondateur du mouvement citoyen « Kébémer ca Kanam » et il a  piloté de 2014 à 2016 un Projet sous régional dénommé « Reporters des frontières – vers un réseau de journalistes et citoyens spécialisés sur les questions de migrations ».

Il est, depuis octobre 2019, membre du Groupe de Travail « Migration et Torture » de l’Organisation Mondiale contre la Torture basée à Genève.

 

[1] Source : Paragraphe 5, page 3 de l’Étude-bilan sur les politiques et programmes migratoires au Sénégal de 2005 à 2019, par le Pr Mamadou DIME publié en Septembre 2019. 

[2] Direction du Développement du Capital Humain (du Ministère de l’Economie, des Finances et du Plan) et la Direction générale des sénégalais de l’Extérieur (du Ministère des Affaires étrangères et des sénégalais de l’Extérieur)

[5] Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest