Ces derniers mois, nous avons toutes et tous fait des sacrifices, modifié nos habitudes et changé notre vie de famille. Pis, nous nous sommes éloigné.e.s de nos ami.e.s et nous avons cessé de nous déplacer librement, n'importe où. Pour un objectif commun, nous avons voulu préserver et protéger les autres de la maladie à coronavirus 2019 (COVID-19). En tant que citoyen.ne, il s’agit de contribuer au bien-être de notre communauté, dans notre localité, ville et pays. Peut-être qu’on se dit n’y être pour rien, que des lois ont été votées pour restreindre nos libertés et nous apprendre de nouveaux mots : distanciation sociale ou physique, confinement, gestes barrières, quarantaine, symptôme, webinaire, télé-école, cours en ligne, commande en ligne, télétravail…Beaucoup de ces mots font partie du lexique et de l’univers de la Technologie, sans laquelle nos sacrifices dans ces temps difficiles seraient encore plus énormes et ingérables.
Grâce à cette technologie, l’Humanité s’est réinventée. Elle a changé sa façon de vivre, d’apprendre et de travailler, il paraît même que notre planète s’est bien portée avec moins de pollution. Mais le plus important, c'est notre résilience par l’innovation en apportant des solutions technologiques pour lutter contre la COVID-19.
Vous avez sans doute entendu parler de Dr. CAR, le robot des étudiants de l’ESP (école supérieure polytechnique de Dakar) qui prend la température, livre des médicaments et des repas aux patients mis en quarantaine ? Ou du respirateur artificiel des enseignants-chercheurs de l’école EPT ? Des distributeurs de gel automatisés, des visières de protection fabriquées dans les FabLab[i], etc. La liste est longue.
Mais au-delà de cette créativité africaine, nous avons aussi des citoyen.ne.s engagé.e.s avec des organismes de la société civile, des réseaux d’activistes, des journalistes, des blogueurs et des start-ups pour apporter des solutions de technologie civique, pour aussi améliorer les conditions de vie des communautés.
Qu’est-ce que la technologie civique ?
Le terme “technologie civique” nous vient de l’anglais “civic technology” qu’on simplifie en parlant de “Civic Tech”. Il n’est pas facile d'apporter une définition unanime pour un concept récent. Mais chez les AfricTivistes[ii], la ligue africaine des blogueurs et Web activistes pour la démocratie, nous la définissons comme l’ensemble des procédés, outils et technologies qui sont déployés pour améliorer les relations entre les citoyen.ne.s et le gouvernement, en donnant aux citoyen.ne.s une plus grande participation et de voix dans la prise de décision publique. Ces technologies peuvent être développées par des organisations à but non lucratif ou à but lucratif, ou même par le gouvernement lui-même. La technologie civique vise également une meilleure prestation de service gouvernemental.
Par exemple, le Sénégal a été le précurseur dans le monde pour avoir été le premier pays à mettre son fichier électoral en ligne (sur le site web du ministère de l’intérieur) en 1998.
Au Kenya, une plateforme web appelée Ushahidi (« témoignage » en swahili) a été lancé en 2007 pour signaler les rues à éviter lors des émeutes post-électorales.
Au Sénégal, il a été également créé une plateforme d’informations citoyenne sur les élections dénommée #SenegalVote[iii]; une initiative de l’association WA MBEDMI pendant la présidentielle de 2019.
Auparavant, il a été expérimenté #Sunu2012, une plateforme de monitoring citoyen du processus électoral lors de la présidentielle de 2012 lancée par la communauté des blogueurs sous la houlette de Cheikh Fall.
En Tunisie, Winou Etrottoir (« Où est le trottoir ? ») est un mouvement civique lancé sur les réseaux sociaux pour une ville propre nettoyée de ses appendices qui entravent notre liberté de circuler...dénoncer l’incivisme, l’absentéisme des pouvoirs publics et l’occupation illégale de l’espace public. Au Sénégal, l’initiative Save Dakar de Mandione Laye Kébé - photographe et infographiste- alerte l’opinion publique sur les dégâts causés par le laxisme et l’absence de civisme à travers ses reportages photos et des publications sur les réseaux sociaux.
Un rapport de la Knight Foundation consacré à la Civic Tech en 2013[iv], classait les différents projets de la technologie civique en deux grandes catégories :
- Ouverture du gouvernement qui inclut la transparence des données, la facilitation du processus de vote, la cartographie et la visualisation des données publiques, l’exploitation et l’utilisation des données publiques et la co-création des lois et des décisions gouvernementales
- Participation citoyenne qui concerne le développement de réseaux citoyens, l’engagement des communautés locales, le financement participatif et le partage des données citoyennes.
Comment se porte la Civic Tech en Afrique ?
Répondre à cette question n’est pas chose aisée dans un continent de 54 pays. Et l'étude en la matière, réalisée en 2018 par l’Agence française de développement médias (CFI)[v], n’est pas exhaustive puisqu’elle apporte des éléments de réponse pour seulement 4 pays: Bénin, Kenya, Sénégal, Tunisie. Toutefois, l’agence s’est basée sur un certain nombre d’indicateurs très pertinents. Il s’agit de la connectivité, des lois en vigueur favorables au développement des projets civic tech et le rapport annuel de Freedom House sur les droits politiques et les libertés civiles des pays.
Ces indicateurs appliqués de façon plus large au reste des pays du continent démontrent une certaine instabilité au niveau des indices de liberté en Afrique où les Etats peinent à consolider leurs acquis et peuvent sur une courte période perdre leurs points engrangés. Il suffit d’une élection ou d’un changement de dirigeants pour annihiler tous les acquis.
Cette fluctuation des indices de liberté est très bien représentée par cette cartographie ci-dessous qui illustre la comparaison de l’évolution des libertés dans le continent entre les années 2018[vi] et 2019.
En outre, l’autre observation révèle la cherté du prix de l’internet. Au fil des années, des efforts été faits pour baisser les prix dans beaucoup de pays africains. Pour autant, ces réductions ne respectent pas les recommandations de l’Union Internationale des Télécommunication (UIT). Elle a toujours suggéré que les prix soient fixés en fonction du salaire moyen dans les pays.
Selon l’UIT, le prix du giga des données mobiles doit normalement être estimé à 2% du revenu mensuel par habitant. Mais jusqu’à présent, la majorité des pays africains est au-dessus des 2%, ce qui ne facilite pas la bonne santé de la technologie civique. En témoigne, ce graphique en dessous qui fait la comparaison des prix entre 2015 et 2019 au Sénégal.
Source: Alliance for Affordable Internet
Droits humains et Tech au Sénégal
Aujourd’hui, nous sommes près de 9 millions de Sénégalais sur internet, connectés en majorité avec nos téléphones mobiles qui, petit à petit, ont remplacé radios et les téléviseurs et régissent l’essentiel de nos activités sociales. L’usage de cette technologie facilite notre vie, mais aussi nous rend de plus en plus dépendant.e.s et vulnérables face à certaines entreprises, politiques et arnaques de tous genres.
Plus de liberté ?
Ces dernières années, nous avons une multitude de canaux de communication et de publication; nous ne sommes plus esclaves des médias d’État et sommes de moins en moins sujet à la censure grâce à la presse en ligne qui est au service de la démocratie. Nos pensées et nos idées peuvent être partagées facilement partout dans le monde.
Avec l’Université virtuelle du Sénégal (UVS) qui est une réalité dans les régions, beaucoup de jeunes, jusque-là exclus des études supérieures, ont la possibilité de s’instruire autrement.
L’innovation inversée par le billet du paiement en ligne et de la livraison donne plus d’opportunités de commercer. Ce qui favorise la création de PME au Sénégal. Les citoyen.ne.s peuvent désormais se vanter de participer davantage aux affaires publiques grâce à la technologie.
Ou plus de surveillance ?
Aujourd'hui, la technologie n'est plus le monopole d’une élite. Elle devient de plus en plus accessible, même à cette population analphabète qui l’utilise au quotidien depuis l'avènement du mobile et des deux V, voix et vidéo. Pour une société orale comme la nôtre, communiquer avec la voix est plus naturel et nous libère davantage de l’écriture. Les Grand’Place ou arbres à palabres se sont vidés au profit des groupes privés. Tout y est affaire : politique, culture, même sexe et drogue. Ce qui nous expose davantage à la surveillance de masse.
Nombreuses sont les affaires sur WhatsApp où des propos tenus dans des groupes privés ont valu la prison au locuteur. A titre d’exemple, l’affaire d’Amy Collé Dieng[vii] la chanteuse sénégalaise qui s’est retrouvée en prison pour « offense au chef de l’Etat » et « diffusion de fausses nouvelles » après la divulgation de ses données personnelles. Nos données à caractère personnel sont de plus en plus collectées sans aucun respect de nos droits conférant à leur traitement conformément à loi n° 2008–12 du 25 janvier 2008 portant sur la protection des données à caractère personnel.
De 2018 à 2019, le nombre de plaintes et de signalements à la Commission des données personnelles (CDP)[viii] ne cesse d'augmenter. Si beaucoup de ces affaires trouvent leur salut à la CDP; d’autres sont par contre en dehors de leur compétence. Deux exemples attestent particulièrement la non-maîtrise parfois de l’utilisation faite de nos données.
Il s’agit d’abord de FACEBOOK qui collecte davantage nos données personnelles avec l’aide des opérateurs de téléphonie en nous promettant de l’internet gratuit avec son initiative Zéro facebook. Une telle pratique pose un problème de neutralité de l’internet.
Ensuite, le Conseil Constitutionnel du Sénégal a lancé un algorithme de contrôle automatisé des fichiers électroniques des parrainages collectés sur la base de nos données personnelles pour choisir les cinq candidats en lice pour l’élection présidentielle du 24 février 2019. Il y a beaucoup d’interrogations sur le logiciel qu’utilise le Conseil Constitutionnel :
- Qui sont les concepteurs du dit logiciel ?
- Comment fonctionne-t-il ?
- Quel est son algorithme ?
- Quand est-il du traitement de nos données personnelles ?
- Est qu’il est protégé contre les cyberattaques ?
- Etc.
Il n’y a pas de transparence du Conseil Constitutionnel, ce qui est une entorse à notre démocratie.
Civic Tech au Sénégal dans un contexte de COVID-19
De tout temps, nous les Sénégalais.e.s avons toujours su répondre présent.e.s face à l’adversité, bien avant même la maladie à coronavirus 2019 (COVID-19). Je me rappelle de la maladie à virus Ebola il y a quelques années avec notre premier cas, du SIDA étant plus jeune, des campagnes de sensibilisation dans les lycées avec les clubs d’éducation à la vie familiale (Club EVF).
Aujourd’hui, avec cette pandémie, des initiatives pour accompagner les actions de l’Etat ont très rapidement vu le jour, dès l’annonce du premier cas. Parmi ces initiatives, je m’en vais vous présenter quelques-unes Civic Tech.
#Fagarungirmuccu
Les premières semaines après l’apparition de la COVID-19 au Sénégal ont été cruciales pour nos services de santé du fait de la diffusion d’une vague de fausses nouvelles (« fake news ») sur les réseaux sociaux.
- « Non, il n’y a pas de maladie à coronavirus 2019 (COVID-19) »
- « Cela ne touche pas les Noir.e.s »
- « Le coronavirus est sensible à la chaleur »
- « Les feuilles de Neem soignent la maladie »
Des citoyen.ne.s ont fait barrage contre ces fake news avec des Hashtag #Fagarungirmuccu, #JögCiCovid19, #DaanCovid19, #Covid19sn.
#Fagarungirmuccu[ix] (« prévenir pour se protéger » en wolof) est une initiative citoyenne née au début du mois de Mars sur Twitter pour lutter contre la désinformation sur la Covid-19. C’est parti d’un tweet de @abdourami pour mobiliser les jeunes autour d’une action citoyenne au service de leur communauté. Après deux mois, 80 membres ont été formé.e.s partout au Sénégal pour devenir des bénévoles humanitaires. #Fagarungirmuccu est en collaboration avec l’équipe riposte digitale du ministère de la santé, du Centre des Opérations d'Urgence Sanitaire (COUS) et du Service National de L’Éducation et de L’Information pour la Santé (SNEIPS).
SunuCity
«Notre cité» en wolof, une application mobile des ingénieurs de l’Ecole Supérieure Polytechnique de Dakar (ESP) vient aussi renforcer le travail du ministère de la santé en publiant les informations officiel, tout donnant la possibilité au population de signaler tout incident ou risque sanitaire par vocales, photos et géolocalisation.
Dr Covid
Un docteur sur WhatsApp[x] lancé par l’Agence d’Informatique de l’Etat (ADIE) pour permettre au Ministère de la santé et de l’action sociale du Sénégal d’être plus proche des populations. Dr Covid un "chatbot" qui vous informe et répond à vos questions sur le coronavirus.
#2121#
Vous n'avez pas smart phone ou pas pass internet, pas de souci, l’entreprise AfricaMobile[xi] a pensé à vous avec leur portail d’information via le code USD. Envoyer seulement #2121# quel que soit votre opérateur.
COVID-19 Dashboard
Les points de presse quotidiens sur la maladie sont juste une compilation d’informations au jour le jour. Ce qui assurait simplement la récurrence et posait un problème de la centralisation des données. La communauté Open Knowledge Sénégal[xii] a initié Covid-19 Dashboard, une plateforme de suivi de qui centralise les données de l’épidémie au Sénégal tout en en facilitant la consultation et le téléchargement.
Collectif SN 3D COVID19
Cette crise a mis à l’épreuve les ressources de nos hôpitaux, surtout avec la fermeture des ports et des aéroports. Le collectif citoyen SN 3D COVID 19 s’est lancé dans la production d’outils pour aider le personnel soignant (visières de protection, gels hydro alcooliques, respirateurs, etc.). Des solutions made in Africa fabriquées dans des Fablabs de dizaines d’organisations sénégalaises.
COVID-19 Spread Prediction
Après plus deux mois de collecte de données, des chercheurs de l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint Louis ont élaboré un algorithme de prédiction des cas en se basant sur l’historique des données. M. Mbaye et M. Siriman peuvent, grâce à leur travail, présager de l’évolution de la maladie au Sénégal, un atout pour le ministère de la Santé.
Ce ne sont pas les initiatives Civic Tech qui ont manqué à l’Etat du Sénégal dans sa politique de gestion de la crise. Au fil des années, les parties prenantes de la Civic Tech ont démontré leur capacité à utiliser la Technologie pour impacter positivement le quotidien de nos concitoyen.ne.s.
Quel avenir pour la Civic Tech?
La crise liée à la COVID-19 a encore une fois permis de montrer que la technologie est un formidable outil pour les citoyen.ne.s de tout bord. Toutefois, elle constitue aussi un bon instrument de propagande pour les équipes de campagnes électorales, pour les religieux et autres sectes de tout genre. Plus nous avançons dans le temps, plus notre dépendance est grande. Nous ne pouvons plus nous passer de ces gadgets, services et plateformes qui prennent une grande place dans nos vies et nous rendent de plus en plus vulnérables par la même occasion.
Nous sommes carrément vulnérables face aux géants du net qui empiètent de jour en jour nos libertés et nos démocraties.
Plus d’applications mobiles et de plateformes web pour faciliter notre engagement et la participation citoyenne, implique plus de responsabilité dans l’écriture des programmes et dans les algorithmes de traitement de nos données à caractères personnels.
La Technologie civique au Sénégal est maintenant une grande fille de 8 ans qui montre déjà ses talents. Radieuse sera son avenir si elle est enregistrée à l’état civil et reconnue officiellement comme citoyenne sénégalaise à 100%. A ce jour, nombreuses sont les initiatives Civic Tech qui ne sont pas reconnues comme telle.
Il est grand temps de recenser et de cartographier la Civic Tech au Sénégal, ce qui est un premier pas vers une meilleure collaboration entre parties prenantes, citoyen.ne.s et États.
[ii] AFRICTIVISTES est l’union des blogueurs et web-activistes du continent africain pour promouvoir et défendre les valeurs démocratiques, les droits humains et la bonne gouvernance à travers le numérique.
[viii] La Commission de Protection des Données Personnelles (CDP) est une Autorité Administrative Indépendante (AAI) instituée par la loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008 portant sur la protection des données à caractère personnel. Sa Présidente est Mme Awa Ndiaye. La CDP a une mission de veille, de sensibilisation, de conseils et de propositions ; une mission d’instruction des dossiers ; et une mission de contrôle et d’investigation.