La crise actuelle est une occasion à saisir pour accélérer la transition énergétique

Entretien

La Pandémie a considérablement fragilisé les économies de pays africains.  Au moment où ils reprennent un nouveau souffle, ils sont secoués de plein fouet par la guerre en Ukraine. Quelles sont les conséquences de cette multitude de crises pour le Sénégal ? Comment le pays a peut-il rendre son économie plus résiliente? Le géologue et économiste Dr. Momar Samb plaide que le Sénégal utilise la crise comme une occasion de mener des politiques d’indépendance énergétique et transiter vers des modèles de développement plus durables. 

Rule number one

HBS: La crise sanitaire a déjà fortement ralenti le développement sénégalais. Désormais, la hausse de prix due à la guerre russo-ukraine met l’accent encore une fois sur la grande vulnérabilité économique face aux chocs externes. Comment la guerre en Europe affecte-elle le Sénégal concrètement et quelle est la stratégie du gouvernement ?

Dr Momar Samb: Après pratiquement trois ans de l’arrêt des activités économiques durant la période de COVID-19, la guerre russo-ukraine surprenante et imprévisible a encore plongé l’économie sénégalaise dans la stagflation avec une augmentation des prix combinée à une baisse du taux de la croissance économique. Cela est due au fait que la Russie est le premier fournisseur de blé et le deuxième fournisseur de produits pétroliers raffinés du Sénégal. Face à l’augmentation généralisée des prix, le gouvernement a présenté une loi de rectification budgétaire pour apporter des subventions aux ménages, à l’énergie et autres produits de consommation. Ces énormes efforts financiers et interventions gouvernementales pour atténuer ces chocs exogènes d’un montant de 1186 milliards F CFA représentent 21,3% du budget global qui était de 5567,71 milliards FCFA en 2022. Cependant ces ajustements creusent le déficit budgétaire en augmentant la dette publique et pourront abaisser les capacités d’investissement. Une hausse significative de l’endettement pourrait devenir insoutenable et impose aux générations futures un fardeau injuste.

Que proposez-vous à la place et qu’aurait dû faire le gouvernement sénégalais différemment face aux pressions financières supplémentaires pour des citoyens ?

A court terme ces aides ponctuelles aux ménages étaient judicieuses car elles allègent l’impact de l’augmentation des prix sur la population sénégalaise. Cependant, à long terme il serait plus raisonnable de mener une politique de résilience alimentaire et énergétique par des investissements massifs dans l’agriculture et dans les ressources renouvelables et inépuisables et non polluantes, afin d’éviter que le Sénégal se retrouve dans la même situation lors de la prochaine chute de l’économie mondiale. A mon avis, la crise actuelle confirme à nouveau la pertinence, voire l’obligation de transiter vers des modèles de développement porteurs de résilience à tous les niveaux. Le Sénégal dispose de terres agricoles dans les deltas pour développer les cultures vivrières (riz, mais, mil, tomates, canne à sucre) et donc pourrait réduire les importations des céréales.

En dépit d'un potentiel énergétique appréciable, le Sénégal est confronté à des contraintes d'approvisionnement. La consommation d’énergie du Sénégal augmente rapidement de plus de 3,6% par an et le secteur demeure largement dépend des importations des combustibles lourds comme le pétrole ou le gaz. Comment peut-on combler cette lacune énergétique ?

Certes, la question énergétique est cruciale et pose un grand défi pour la politique sénégalaise, notamment dans la perspective de l’après pétrole pour assurer le développement. Le gouvernement est tenu à mener une politique de diversification des sources de production d’électricité. Avec les accords de Paris sur le climat et l’engagement du Sénégal à réduire les émissions de gaz à effet de serre, une politique de Mix énergétique a été mise en place et la part des énergies renouvelables (solaire, éolien et hydroélectricité) dans la production d’électricité est estimée à près de 30% en 2022. En effet, la réalisation du Plan Sénégal Emergent (PSE), cadre référentiel de la politique économique et social du Sénégal, nécessite une disponibilité d’énergie abondante et bon marché pour l’électrification du pays. Jusqu’à présent, les hydrocarbures liquides importés sont toujours les vecteurs les plus importants utilisés par le Sénégal pour la production d’électricité, l’industrie, le transport terrestre. Mais ils sont également un poids très lourd de la facture énergétique et devraient se poursuivre avec la hausse des prix du pétrole. Dans ce contexte la valorisation de l’abondance de nos énergies renouvelables pourrait baisser cette facture pétrolière.

Les nouveaux projets de l’exploitation des ressources gazières font actuellement la grande polémique sur le plan international. Plusieurs pays européens redoutent des pénuries de gaz suite à la guerre en Ukraine et reconsidèrent à investir dans les projets d’infrastructures de gaz. Quel rôle joue l’exploitation de gaz pour l’économie sénégalaise ?

Deux projets sont actuellement en cours de développement, le champ pétrolier de Sangomar dans le sud et le champ gazier de Grand Tortue Ahmeyim (GTA) dans le nord. Les projets suscitent de nombreux espoirs de développement économique et social au Sénégal. Mais en y regardant de plus près, les attentes sont malheureusement exagérées. Le Sénégal a eu recours à l’endettement pour financer sa participation aux projets pétroliers. Les coûts du développement, de l’évaluation des réserves, les taux de récupération sapent les recettes escomptées de 888 milliards de FCFA (1 521 612 031,42 dollars US) durant la période 2023-2025 dans les deux champs de pétrole (Sangomar) et GTA (gaz naturel). Etant donné que les prix des matières premières sont libellés en dollar US (monnaie à taux flottant), une baisse des taux de change va entrainer une baisse des recettes escomptées affectant ainsi la rentabilité des projets. D’autre part, l’augmentation des taux d’intérêt des crédits gonfle le stock des dettes et influe sur les couts de développement. Les projets pétroliers et gaziers du Sénégal se retrouvent dans une situation d’équilibre en fil de rasoir. Ils sont sensibles au "yoyo" du dollar US et à une probable stagflation (baisse des PIB avec une inflation) des économies des pays des zones Euro et Dollar US. De plus, la crise énergétique pourrait entraver le bon déroulement des opérations si les prix des combustibles baissent dans les deux années à venir.

Malgré ces risques d’investissements le gouvernement poursuit une stratégie d’utilisation de gaz afin de produire suffisamment d’électricité pour atteindre les objectifs nationaux. Il est prévu que les centrales existantes soient converties en centrales bi-combustibles. En contrepartie, vous soulignez constamment que le Sénégal devrait s’orienter davantage sur le secteur des énergies renouvelables.

Cette guerre a mis en évidence le caractère insoutenable du système énergétique actuel en déstabilisant les économies.  Parallèlement la crise suscite des plans d'accélération de la transition énergétique. Effectivement, notre dépendance sur une seule ressource énergétique ainsi que la crise climatique écologique nécessitent que le Sénégal mène des politiques d’indépendance énergétique. Ces changements ont toujours des coûts économiques; des coûts sociaux de destructions d’emplois ou bien les coûts d’opportunité de réduction des émissions de gaz à effet de serre. D’autre part une transition énergétique conduit à la création de nouveaux emplois dans le domaine des technologies renouvelables. L’exploitation des diverses énergies renouvelables du Sénégal est possible avec des transferts effectifs de technologie, de capitaux, de savoir-faire.  Dans ce sens, je considère la crise actuelle comme une occasion qui pourrait ainsi accélérer la transition si les décideurs sont prêts à prendre des mesures urgentes pour une planète moins polluée et pour une indépendance vis-à-vis des productions de pétrole et du gaz. Sinon, le continent africain risque de devenir une partie du monde avec la plus forte densité de forages, de pipelines, de gazoducs, de méthaniers et d’industries flottantes de gaz et de pétrole.