Notre continent est victime d’un conflit qui se passe à plus de 10 000 km

Entretien

L'Afrique est particulièrement exposée aux conséquences du conflit russo-ukrainien car elle dépend fortement des importations alimentaires. Comment le conflit Russie-Ukraine affecte l’Afrique concrètement? Quel rôle joue les propres intérêts géopolitiques dans le positionnement des pays africains face à la guerre en Ukraine ? Et est-il une véritable étape envers plus de souveraineté africaine ? Entretien avec Professeure Mame Penda Ba.

Africa art

Malgré que Macky Sall a exprimé sa préoccupation face à la guerre en Ukraine pendant une rencontre avec Vladimir Poutine en Juin 2022, comme beaucoup d’autres pays d’africains, il évite de s’aligner sur l’Occident. Vous en tant qu’experte et analyste politique, est-ce que vous vous attendiez à la position du président face à cette situation ?

Aujourd’hui gouverner ce n’est plus seulement prévoir, c’est davantage naviguer dans un monde fait de complexités et d’incertitudes. Gérer la complexité, signifie devoir travailler dans un contexte de contradictions et de tensions. Cela veut dire qu’il faut trouver en même temps et de manière simultanée des réponses à des choses importantes mais possiblement opposées. Nous en avons un exemple patent avec la rencontre du président Macky Sall et du chef d’Etat russe, président d’un seul pays, pour discuter de problèmes de sécurité alimentaire d’un continent regroupant 55 Etats. Autant on peut parfaitement comprendre la posture réaliste et pragmatique du président en exercice de l’Union Africaine – voire même se féliciter d’une meilleure visibilité de la diplomatie panafricaine - qui doit résoudre une question immédiate et urgente, celle des conséquences désastreuses du blocage des stocks de céréales et de fertilisants, pour les populations et les économies africaines.

Comment ces étroites liens économiques sur le plan alimentaire sont-ils perçus par les Africains ?

Il parait absurde et choquant que les pays africains soient à ce point dépendants sur le plan alimentaire de deux autres nations. Sur le plan symbolique, les Africains se sont de nouveau sentis humiliés car il s’agit là d’une question de sécurité humaine de base, et sur le plan économique nous avons encore été mis en face de la cruelle inefficacité de nos politiques publiques. On a tous et toutes brusquement pris conscience que notre continent est victime d’un conflit qui se passe à plus de 10 000 Km. L’on note la flambée des prix des produits de base et des difficultés dans le secteur agricole parce que dans une région très éloignée un conflit a éclaté. Ce constat est difficile et douloureux, car il relève de nouveau notre dépendance structurelle de l’extérieur, mais il est très important qu’il suscite au moins une saine discussion.

L’Afrique détient 60% des terres arables du monde, pourtant elle ne parvient pas de s’autoalimenter. Pourquoi l’Afrique ne réussit pas de prendre la mesure de son potentiel agricole ?

Nous vendons et louons des milliers d’hectares de terres arables que des non-africains exploitent pour nourrir leurs propres populations alors que les nôtres font parties des populations les plus pauvres du monde. Nous nous nourrissons de produits largement issus de l’exportation et dévalorisons les produits de nos terroirs. Nous avons la terre, l’eau, les bras mais nous n'avons pas de technologie de pointe. Nous ne sommes donc pas libres de penser à autre chose et d’innover. Et cela fait plus de soixante ans que nous n’arrivons pas à sortir de ce cercle vicieux dans lequel le système international et l’absence de vision politique de rupture nous maintiennent.

La farine, le blé, les fertilisants nécessaires à l’agriculture. En effet, les prix de presque tous les biens ont augmenté et l’inflation grimpe incessante. Quelle est la raison principale pour la flambée de prix et qu’est-ce qu’il faut faire ? 

Les prix sont en hausse à cause notamment de l’augmentation des prix des hydrocarbures. Et par conséquent, cela se répercute sur les prix de presque tous les biens sauf ceux produits et transformées localement. Il faut impérieusement résoudre l’équation de la sécurité humaine de base sur le Continent, il nous faut des Etats-providence capables d’affronter et de donner des réponses définitives aux problèmes de sécurité alimentaire, d’éducation, de paix, de recherche scientifique et technologique, de santé. Il s’agit de droits fondamentaux et de dignité humaine sans lesquels les hommes et les femmes demeurent des laissés-pour-compte et un terreau formidable de révoltes et de révolutions.

La position de Vladimir Poutine n’est-elle pas influencée au-delà des questions énergétiques et alimentaires également par des considérations géopolitiques et sécuritaires au Sahel notamment la présence des forces russes au Mali?

Absolument ! L’Afrique est entrée dans une ère de partenariat multiple, et la Russie pèse déjà et va continuer à peser lourdement, notamment sur le plan militaire et sécuritaire. La Russie est devenue le premier pays fournisseur d’armes en Afrique. Ce n’est plus la France ou les Etats-Unis ou même l’Afrique du Sud. Beaucoup de pays et notamment les pays francophones de la bande sahélienne et de l’Afrique Centrale sont aussi maintenant en train de déléguer des questions de sécurité et de signer des accords militaires avec la Russie. La Russie a envoyé des contingents armés comme au Mali. Donc militairement et stratégiquement, pas seulement économiquement et politiquement, la Russie est en train de prendre du pouvoir et de développer sa présence en Afrique. Ce qui est en train de se passer est extrêmement important à surveiller.

Après le récent coup d’Etat au Burkina Faso, il y a eu beaucoup des gens qui sont sortis dans les rues avec des drapeaux russes. Au Mali, il y a régulièrement des manifestations pro russes. Comment expliquez-vous ce soutien grandissant pour la Russie au sein de la population africaine ?

Il est très important de convoquer à nouveau l’histoire des relations entre la Russie et l’Afrique. Il faut se souvenir que la Russie est un pays qui a opté pour un impérialisme de proximité, qui continue d’ailleurs, contrairement aux pays occidentaux comme la France ou l’Angleterre qui ont mis en place un impérialisme d’outre-mer en quittant leur continent pour envahir l’Asie, l’Amérique Latine ou l’Afrique. La Russie n’a jamais envahi le continent africain et elle a été l’un des pays à avoir soutenu le mouvement de la décolonisation et celui de l’anti-apartheid. Dans les imaginaires, cette déconnexion avec l’impérialisme capitaliste et son corollaire, présente la Russie comme un allié des Africains. Par ailleurs, pour des raisons nombreuses, la Russie a été plus discrète dans la politique intérieure des nations africaines, moins « donneuse de leçons ».

Comment l’Afrique pourrait-elle éviter de tomber dans les bras de la Russie en créant des nouvelles dépendances fatales?

L’Afrique devra rester vigilante à ne pas refaire les mêmes erreurs c’est-à-dire en laissant s’installer des relations asymétriques faites d’extraction de matières premières d’une part, et d’aide humanitaire d’autre part. Le récit de cette relation doit se baser sur une réelle égalité, sur un respect mutuel et un refus des affronts symboliques que la jeunesse africaine ne supporte plus (les sommets Afrique-France ou Afrique-Russie). Que cela soit pour la Russie ou n’importe quel autre pays, les représentant.es du Continent doivent être fermes dans le fait que l’Afrique n’est le terrain de jeu d’aucune puissance étrangère. Que nul ne peut venir continuer ses guerres sur le continent et qu’elle n’est plus une terre à piller. Les termes de la coopération internationale doivent être écrits dorénavant par les Africains eux-mêmes et ceux-ci ne doivent pas négocier leurs domaines de souveraineté.

Quelle est la responsabilité des pays occidentaux pour la détérioration des relations avec les pays africains, quelles erreurs ont-ils fait?

La COVID aurait pu être une occasion extraordinaire de reconstruction des relations internationales entre les pays de Nord et ceux du Sud en termes de partage de bonnes pratiques, de solidarité, de production de nouveaux discours. Malheureusement, nous avons vu le contraire. Nous avons vu comment les Etats occidentaux se sont plu dans des projections morbides concernant l’Afrique et comment ils se sont recroquevillés sur eux-mêmes avec les vaccins. Cela a montré aux Africains que l’humanitaire occidental est peu sincère et que dès que la situation devient compliquée, l’Afrique n’est le souci de personne. La jeunesse africaine regarde et analyse tout cela et nourrit en elle un sentiment juste de ne pouvoir compter que sur elle-même. La guerre en Ukraine n’a fait que renforcer ce ressentiment. A titre d’illustration, on a mobilisé 65 milliards entre les USA et l’Europe Occidentale en moins de 2 mois pour soutenir militairement et économiquement l’Ukraine. Depuis 10 ans qu’il y a le conflit au Sahel, on n’arrive même pas à mobiliser 2 milliards. Pour beaucoup d’Africains, les choses sont claires : le monde a besoin des ressources naturelles de l’Afrique mais surtout pas des Africains et des africaines comme le montrent la violence des politiques migratoires.

Que recommandez-vous aux partenaires occidentaux face à cette désillusion vis-à-vis les relations européens-africaines ?

Plus tôt les pays occidentaux comprendront le décalage qui existe entre les décideurs africains et la jeunesse africaine, plus tôt ils comprendront l’urgence de changer les discours et les pratiques vis-à-vis de l’Afrique. La domination longue et injuste est en train de faire naitre des populistes africains, c’est ce qui donne ce sentiment anti-français dans l’ex-empire français par exemple. Il faut faire du partenariat avec l’Afrique une question sérieuse, en faire pour chaque pays occidental une question nationale. Il faut que les citoyens occidentaux s’intéressent à ce que leurs Etats font au quotidien et les sanctionnent, sinon les Africains le feront eux-mêmes.

L’idée de décoloniser les relations entre les Etats, l’histoire et même nos vocabulaires, retrouve de plus en plus de partisans dans les pays africains ainsi que européens. Le concept de décolonisation remet fondamentalement en cause les structures de pouvoirs et vise à les rééquilibrer. Pourrait-il devenir une force transformatrice pour plus de souveraineté africaine?

La problématique de la décolonisation est fondamentale et presque tout se joue à ce niveau, parce que nous sommes dans des économies de type colonial encore aujourd’hui en 2022. Les pays africains sont considérés comme des entités juridiques avec une souveraineté politique mais en réalité, ils ne sont pas des pays « comme les autres » en ce sens qu’ils ne sont pas libres de construire, de penser, de réfléchir et d’avancer par eux-mêmes : des contraintes structurelles et externes pèsent lourdement sur eux, et ils sont obligés de négocier avec ces contraintes. Cependant, les choses sont en train de bouger surtout au niveau des idées. Il y a des théories extrêmement pointues sur la décolonisation critiquant l’universalisme à l’Occidental qui est un universalisme raciste et patriarcal. Il y a un racisme structurel au niveau mondial qui considère comme « normal » que les Africains soient dans la position subalterne qui est la leur et qui fait comme s’il s’agissait uniquement de la responsabilité de ces derniers. Aujourd’hui, le vrai problème est de savoir comment est-ce que les théories décoloniales peuvent être appliquées à la gouvernance et aux institutions internationales. D’où l’urgence, pour nos chefs d’Etat, de mettre un environnement éducatif, économique, entrepreneurial capable de prendre en charge les options proposées en termes de décolonisation des esprits et des pratiques. Et c’est là où on attend les hommes politiques qu’ils nous aident parce que certains changements ne peuvent se faire à grande échelle qu’avec leur soutien. Il y a des choses très ponctuelles qui peuvent se faire dans les communautés comme le fait que les gens peuvent décider de consommer local. Mais le changement attendu au niveau global, est le fait d’avoir des chefs d’Etat responsables, courageux et intègres pour y arriver.