Les dégâts sociétaux avec Professeur Serigne Mor Mbaye, Psychologue

Professeur Serigne Mor Mbaye est un psychologue travaillant au Sénégal et en Afrique dont il parcourt, depuis plus de 30 ans, toutes les zones de grande vulnérabilité où il accompagne les personnes pour un mieux-être dans des contextes de crises, notamment économiques, sociales, conflits armés, etc.

Dans ces situations, il intervient pour aider les populations à mieux-être et à se réhabiliter au plan psychologique.

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Comment interviennent les psychologues dans la prise en charge des victimes de violences basées sur le genre ?

De mon point de vue, le psychologue est quelqu’un qui travaille à aider les gens à mieux-être et à garder non seulement une bonne santé mentale mais aussi une bonne santé physique.

On ne peut pas trop les dissocier parce que l’individu, c’est une globalité. Mais je pense faire en sorte que les gens gardent leur équilibre, qu’ils deviennent adaptatifs parce qu’ils n’ont pas forcément une maitrise sur leur environnement.

A mon avis, le psychologue a ce rôle d’aider une personne à mieux se connaître, à pouvoir faire un parcours de sa vie tout en ayant quelque peu une maitrise de cette dernière et comprendre les contraintes qui l’entourent à des fins de résilience. Cela veut donc dire, l’aider à retrouver les ressources à son niveau et au niveau de sa communauté pour mieux être et surtout faire face.

Parce que voilà un continent –l’Afrique- où il faut continuellement faire face.

L’Afrique est inscrite, depuis plus de trois décennies que j’y travaille, dans les bouleversements terribles sur lesquels nos populations n’ont aucune prise et n’ont même pas conscience, elles ne savent même pas ce qui leur arrive.

Si vous prenez les questions de conflits armés et autres, les populations ne savent même pas parfois d’où tout cela nous vient, parce que les pouvoirs publics sont tout aussi complètement perturbés. Ils n’ont aucune prise sur le réel et ils n’ont aucune prise sur le destin des nations. Ce qui est angoissant.

Je pense qu’il y a un facteur anxiogène extraordinaire dans cette Afrique que je parcours, c’est qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait et on ne sait pas sur quoi on peut compter.

Cela installe les gens dans une dépression masquée, dans un malaise. C’est l’incertitude face à la vie qui est là et qui nous assaille.

Donc la fragilité, elle est là, même avant qu’il y ait autre chose de très grave. 

En mai dernier, trois cas de viol de femmes dont deux suivis de morts avaient marqué l’actualité au Sénégal. En tant que psychologue, pouvez-vous nous faire un état des lieux des conséquences humaines et sociales de ces sortes de violences basées sur le genre ?

D’abord, il faut admettre que c’est un désastre. Voilà, un continent qui a des atouts considérables et où nous avons 60% de la population qui a moins de 25 ans.

C’est une opportunité historique extraordinaire et pourtant c’est un désastre. Et je dirais même que c’est une bombe parce que nous n’avons rien mobiliser pour faire face à cela, c’est-à-dire pour essayer de conduire ces jeunes gens à l’école pour qu’ils deviennent savants, pour qu’ils aient une bonne santé physique, pour qu’ils aient une bonne santé mentale, pour qu’ils aient du travail, etc. C’est là que cela devient une bombe. Les crises ont fini de complétement désorganiser le tissu social. Que ce soit la crise économique, que ce soit la crise culturelle, que ce soit la crise liée aux violences politiques.

Tout ceci a contribué à complètement désorganiser cette société. A tel point qu’on voit émerger des idéologies tout à fait réactionnaires. En écoutant par exemple les radios, on se rend compte que le discours qui est distillé quotidiennement n’est pas un discours qui aide une personne à se construire mais participe plutôt même à le déconstruire et à l’installer dans une torpeur et une mélancolie.

Les violences irriguent complétement la société à tous les échelons.

Que ce soit les violences physiques, des violences verbales, des violences économiques et les plus vulnérables, c’est-à-dire ceux sur qui une société humaine peut compter – cela veut dire les jeunes gens – qui sont chargés d’élaborer le futur, ce sont ceux-là qui sont les plus exposés à ces situations de violence. Au-delà des jeunes, les femmes qui constituent plus de 50% de notre population.

Les sociétés africaines sont des sociétés foncièrement matriarcales. 

L’Islam, le christianisme et la colonisation sont venus complètement perturber ce système matriarcal qui permettait que l’homme était en puissance de femmes. Cela veut dire qu’un homme ne pouvait pas agresser une femme. C’était une société foncièrement féminine où les femmes avaient une place bien plus enviable que la place qu’elles ont aujourd’hui dans cette société. La charte de Kouroukan Fouga[i] en atteste.

Alors que l’Europe était dans la barbarie du moyen-âge et les massacres, la première convention relative aux droits humains est née ici – en Afrique de l’Ouest - dans cet empire –du Mali- avec 44 articles qui spécifient les droits.



Nous étions des sociétés complètement civilisées et très avancées, excessivement riches et stables et où les repères identitaires étaient tout à fait clairs. Et ces facteurs exogènes que sont les religions révélées, l’esclavage, la colonisation sont venus complétement perturber notre système. Et pendant cinq siècles, nous sommes dans cela.



Parce que quand on parle de crises, il faut dire que c’est à partir du 15ème siècle que notre crise a commencé. Donc c’est une crise interminable, qui bouscule complètement notre société, ses institutions se sont complétement affaiblies. Il n’y a aucune institution presque africaine et ce ne sont pas les baptêmes, les funérailles et autres qui sont des institutions africaines.

Mais nos bois-sacrés ont disparu et nous sommes complètement dans un état de vacuité totale. Avec un sentiment d’identité floue, des repères situationnels flous, beaucoup d’incertitude et je pense que les statuts et les rôles aussi ont complètement changé.

Quand je parle des statuts et des rôles, cela veut dire qu’est-ce qu’une femme ? Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’un enfant ? Qu’est-ce qu’un vieillard ? Mais pour tout ça, nous avions légiféré et les statuts étaient clairs et nets.

Aujourd’hui, tout est brouillé de ce point de vue et les idéologies opérantes sont des idéologies qui ne participent à notre bien-être. Et ce sont ces idéologies qui fondent également la violence et qui la légitime.

Le discours que certaines figures tiennent dans les médias est un discours qui appelle à la violence. Parce qu’il pose des identités remarquables d’essence masculine en lui conférant alors un rôle comme une projection orthogonale de Dieu sur terre.

L’homme devient immanent.

J’ai observé la société sénégalaise que je connais bien pour l’avoir visitée par la recherche, par la réflexion et j’ai compris, dans ce contexte, qu’il faut agir sur tout ce qui peut impacter sur la santé mentale et les bien-être des personnes.

En l’absence d’une politique de santé mentale puisque ça n’existe pas au Sénégal, qu’est-ce que je peux faire ? De la prévention, donc j’ai créé le centre de guidance infantile et familial.

Il faut que nous préservions les jeunes générations. Et pour ce faire, il faut qu’on apporte aux parents des informations d’ordre général sur les besoins de développement de l’enfant.

Il faut qu’on accompagne l’institution du couple, l’institution familiale, il faut qu’on accompagne l’individu émergent puisque l’individu émerge de sa communauté. Donc il est complètement fragile, il doit négocier je-dirais, les pactes et les liens. Cet individu a besoin d’être accompagné. Et sur la question de la violence, je crois que j’assure un leadership depuis plus de 25 ans parce que j’ai une vision claire qu’il y a des facteurs de risque et il faut minorer les facteurs de risque.

 Il faut que les communautés prennent conscience d’elles-mêmes et de la crise et de ces facteurs de risque à des fins de se positionner pour éviter, pour faire en sorte que les personnes ne soient pas exposées à la violence. 

Parce que si on prend la violence sexuelle, c’est criminel. Violer quelqu’un, c’est la tuer.

Et nos sociétés vont tellement mal que de victime, tu deviens coupable. Lorsque tu es victime de violence, tu es dessaisie de ton drame au profit de la cohésion du groupe social. Donc comment accompagner cette personne à mieux-être ? Comment l’aider à se réhabiliter dans une communauté humaine parfois hostile ? Donc, de la prévention. J’ai créé le concept de conférences communautaires de consensus où nous cherchons à mobiliser divers segments des communautés, distiller en eux des informations en eux qui leur permettent de prendre conscience de leur vécu et d’essayer de se réorganiser pour une réponse.

Mais au-delà de cela, sur plus de 18 ans aujourd’hui, nous avons pris en charge des milliers de victimes, d’enfants victimes de violences, de violences sexuelles, de graves maltraitances. Et sans le secours de l’Etat.

Un Etat est une formation organisée qui a un projet de société. Et il n’y a pas de projet de société au Sénégal. Il y a des théories macro-économiques, des thèses macro-économiques, où on pense qu’il faut créer des bâtiments et autres mais les institutions sont fragiles. 

L’institution la plus fragile, c’est la famille et au-delà de la famille, c’est l’école. Nous avons pour ambition de conduire nos enfants à l’école pour qu’ils deviennent savants mais cette école par exemple, devient parfois une menace pour eux. Les « Daara » [i]sont des zones où aussi il y a des enfants qui sont victimes de viol parce que personne ne les a revisités, pour essayer de les préparer à nous produire des gens capables de porter des projets de société. L’ampleur du phénomène n’est pas liée traitement médiatique. C’est une réalité.

Un de nos ministres de la justice a eu le courage de publier le nombre de cas de viol au Sénégal en 2016. Les chiffres faisaient état de 3.600 cas sont identifiés d les institutions judiciaires. A notre niveau, nous en sommes à, à peu près, 500 cas de viols sur mineurs suivis de grossesse, ce qui est un drame inouï. On parle parfois d’enfants dont la moyenne d’âge est de 12 ans.



Pour vous donner une idée de l’ampleur de cette situation désastreuse, la Centrafrique en 2013 dans le cadre d’un programme de prise en charge de femmes victimes de viol à Bangui en suite à la situation de crise en était à 6.000. Les 3.600 cas de viol à l’année au Sénégal, c’est dans le quotidien, dans les familles, dans les institutions familiales, scolaires, coraniques, dans les rues. Et c’est à se demander dans quel endroit un enfant est en sécurité.

Je pense qu’un Etat doit commencer par investir sur ses jeunes générations. Il s’agit aussi de les protéger en famille, les protéger dans tout leur parcours à des fins qu’elles/ils élaborent le futur dans un monde où les enjeux sont terribles.

Nous sommes dans un monde qui est en train de complétement changer et qui est mu par le cynisme. Toute société humaine qui ne prend pas conscience d’elle-même et de ses intérêts va à vau-l’eau.

Je ne pense pas qu’une société humaine puisse s’en sortir en sacrifiant les femmes et les enfants. Regardez les milliers d’enfants qui sont dans les rues, on ne sait même pas ce qui leur arrive puisqu’il y en a qui disparaissent.

Vous avez mentionné plus haut, « les facteurs de risques » aux violences, pourriez-vous nous en dire plus ? Quelles sont, à votre avis, les causes des violences contre les femmes et les jeunes filles ?

La violence, elle est liée aux faits de la crise sociale. Une société peut être folle et sans repère. Si ce n’était que la religion par exemple qui pouvait changer la donne, nous avons tous les jours des tirades dans les médias. Une société doit se revisiter, elle doit avoir des repères, des institutions solides qui forment des gens qui demain, peuvent être de bons citoyens et citoyennes, par exemple. Un bon citoyen est un citoyen savant.

Mais cela commence avant l’éducation. Avant d’éduquer quelqu’un, il faut en faire un individu dans une société et cela se fait entre zéro et sept ans. A partir de là, on peut façonner l’esprit et prendre soin du corps, avant de l’envoyer à l’école coranique. Mais on prend les choses à l’envers, ce qui crée des lacunes aux jeunes.

Il est dit que 20% à 25% du budget de l’Etat, vont à l’éducation. Et pourtant, il n’y a que 37% de réussite au baccalauréat. Encore que cette baisse de niveau dure depuis un certain temps.

Nous sommes en pleine crise des institutions et cette crise, qui a démarré depuis trois à quatre siècles, est interminable. C’est la crise de l’institution familiale. C’est la crise des valeurs.

Nous avions des valeurs plus élevées avant que maintenant. Quand on remonte quatre à cinq siècles avant, dans nos sociétés anté-chrétiennes, anté-islamiques et anté-coloniales, les valeurs et les identités étaient claires. Les statuts et les rôles étaient clairs.

Maintenant, nous sommes dans le flou. Je ne sais pas qui disait que le tigre ne se pavane pas en criant sa tigritude. (Wolé Soyinka). Mais ce que cela veut dire, c’est qu’aujourd’hui les hommes disent « je suis le chef de famille ! », « je suis ceci… ! ».

Ils affirment des postures creuses, sans contenu parce qu’ils n’assument aucune responsabilité par rapport à ce statut-là. Ils n’en ont pas les moyens.

Il y a donc une crise d’identité, de repère et de valeurs. Pendant ce temps, de nouvelles valeurs émergent mais elles ne sont pas opérationnelles dans la mesure où elles n’aident pas à configurer des attitudes et des comportements positifs. 

Nous avons perdu les attitudes et les comportements positifs tournés vers le développement, tournés vers le respect des humains, des droits humains.

Il est important d’animer notre imaginaire de sorte que des gens aient une vision et une lecture un peu plus claire de leur vécus mais puisent également parfois même dans le résidu traditionnel pour pouvoir protéger les plus vulnérables, c’est-à-dire les femmes et les enfants.

En recherchant essentiellement dans notre humanisme traditionnel, les éléments qui peuvent concourir à animer notre imaginaire, nos populations pourraient plus facilement se réapproprier des valeurs positives.

 

Lorsque vous dîtes « l’émergence de valeurs mais qui ne configurent pas des attitudes et des comportements positifs » et votre exemple de « postures creuses » fait penser à la masculinité toxique. Quel est à votre avis le lien entre cet imaginaire de masculinité qui ne promeut pas de valeurs positives et les violences faites aux femmes au Sénégal ?

Moi je pense que si on avait laissé l’homme africain à lui-même, sans l’influence d’idéologies patriarcales venues d’ailleurs, il serait en puissance de femmes.

Il a du respect pour les femmes. Il y a quelque chose de résiduel qui en est resté. Je peux donner l’exemple de la chanson sénégalaise, c’est tout le temps des louanges à la mère dans les paroles. Le père dans ce contexte, comme disait Amadou Hampaté Bâ, est un géniteur distrait. Cela montre que nos sociétés avaient donné à la femme une place élevée, savaient quels rôles elles pouvaient jouer dans la stabilité, dans l’éducation quotidienne et dans la sauvegarde des solidarités. Encore aujourd’hui, 90% des personnes qui accompagnent les malades dans les hôpitaux sont des femmes.

Donc les femmes sont à la naissance, dans la vie et à la mort, partout. Elles ont une énorme surcharge de responsabilité mais qui n’est pas soutenue.

Traditionnellement, elles avaient cela, elles étaient soutenues et valorisées. Donc, il y a quelque chose de résiduel de l’ancienne société qui est là et c’est toute cette responsabilité sur le dos des femmes mais qui n’est pas reconnue pendant ce temps. Les productions idéologiques sapent les intérêts de la femme et valorisent le rôle de l’homme qui devient comme je disais, immanent, omniscient et complètement fou parce qu’à la fin sa posture ne repose sur rien.

Parfois, il devient pourvoyeur économique et même cela est à prendre avec des pincettes car plus de 60% de la production agricole en Afrique est le fait des femmes. Donc, je pense qu’il

Tout émane du continent noir, et l’Humanité a commencé en Afrique. J’en viens par exemple à l’écologie. Nous avons été écologiques en Afrique avant tout le monde. L’Afrique avec ses religions traditionnelles et leurs systèmes de représentation, est essentiellement écologique par essence.

Dans nos religions traditionnelles, on scelle un pacte entre le minéral, le végétal, l’animal et l’humain et tout ça dans une sacralité. 

On ne peut pas faire ce qu’on veut d’un arbre. On ne peut pas écraser une bête. On ne peut pas toucher une plante sans lui « demander son avis ». C’est cela notre culture.

De mon point de vue, il est plus économique, d’aller voir ce qu’il y a de résiduels et de positifs dans notre imaginaire et de le réhabiliter que d’aller colporter des discours et autres.

Sinon, des gens vont continuer de signer des conventions et les ratifier mais sans aucune prise. Il est plus économique de puiser chez nous que d’aller chercher tout ceci.

Vous disiez plutôt que la société transformait elle-même parfois les victimes de violences en coupables. Pouvez-vous nous en dire plus sur dégâts causés sur les femmes et les filles victimes de violences sexuelles ?

Les dégâts sont énormes. Comme je vous dis, voilà une société qui ne te protège pas parce que ses institutions sont en crise, tout est confus.

Et lorsque le drame survient, ils te dessaisissent de ton drame au profit de la cohésion et de la solidarité familiales. Ils t’installent dans ce silence qui te tue. Et en même temps, ils te stigmatisent et t’excluent parce que tu as perdu de la valeur car il y a encore cette histoire d’hymen et de virginité.

Lorsque tu la perds en tant que femme, tu as un nouveau statut. Une enfant de douze - treize ans quant à elle devient autre chose, perd de la ‘valeur’. Donc ce qui se passe est dramatique.

La société ne prend pas ses responsabilités. Elle ne minore pas les facteurs de risques, elle ne t’aide pas à les lire et à les éviter, et lorsque survient le drame, tu deviens coupable. Alors que tu es enfant. 

Le premier acte que je pose bien souvent à la rencontre des parents, c’est de faire de la psychoéducation. Je leur fais comprendre que ce qui est arrivé est dramatique et peut impacter durablement sur la psychologie de l’enfant et sur son équilibre.

Voilà, tels et tels symptômes qui peuvent apparaître et qu’il ne faudrait pas rapporter à nos systèmes de représentation, comme quoi l’enfant est possédé par des ‘esprits’ et autres.

C’est l’agression qui va produire certains symptômes. Cette enfant aura besoin d’être accompagnée, d’être écoutée, d’être réhabilitée et surtout d’être comprise.

Donc bien souvent, le premier acte à poser c’est de réorganiser les solidarités autour de la victime, à des fins qu’on ne l’exclut pas ou qu’on la stigmatise pas comme folle. Combien de mamans viennent me dire « Professeur, vous soignez les fous ? Moi, je pense que ma fille est folle. »  Et quand je leur demande pourquoi, y en a une qui m’a dit « c’est parce qu’elle oublie tout. Elle est allée à l’école mais elle ne comprend rien. Tu l’envois dans la chambre mais elle prend une heure et tu la retrouves en train d’errer dans la chambre. Elle ne veut pas se laver ou elle se lave beaucoup ». Donc tous les symptômes de syndromes post-traumatiques qui surviennent à la suite de la violence sont rapportées à la folie et/ou à l’agression par nos « voisins » (les djinns, les mauvais esprits, etc.)

Donc, j’essaie d’abord de faire en sorte que le parent comprenne ce qui peut survenir dans deux, trois, quatre, six mois, etc. et réorganiser les solidarités autour de la victime. Par la suite, j’essaie avec la victime qu’elle mette des mots sur les maux, de travailler à déculpabiliser l’enfant et de travailler à faire comprendre que ce qu’elle vit est normal.

Quand elle oublie, c’est qu’elle n’est pas folle. Quand elle a peur, elle n’est pas folle. C’est le traumatisme qui fonde ses reviviscences et ses situations d’évitement. Donc, j’enseigne aux victimes et à la famille, les conséquences et les symptômes puisque je ne suis pas sûr de les revoir.

Le temps du premier contact, on fait de la psychoéducation. On informe, à des fins que la famille se réorganise, devient solidaire et évite la stigmatisation et l’exclusion à l’enfant.

Vous disiez tout à l’heure que la famille était la première institution. En ce qui concerne femmes et les jeunes filles, il y a énormément de violences qu’elles subissent au sein même de leur environnement familial et notamment matrimonial pour les femmes. Pour les cas des femmes violentées par leurs conjoints, qu’est-ce qui les « tient » ou bien les « retient » ? Est-ce dû à des cas de syndromes de Stockholm ?

Dans l’ancienne société, un homme ne pensait même pas lever la main sur une femme. Il y avait des classes d’âge au sein desquelles leurs propres sœurs militaient et qui avaient le contrôle sur le vécu des femmes.

Du point de vue des religions traditionnelles, comme les femmes qui possédaient (le savoir), les hommes avaient peur qu’elles leur envoient des missiles magico-fétichistes pour les neutraliser. Donc l’homme était dans une posture bien apaisée et sa famille féminine l’y aidait beaucoup.

Aujourd’hui, les femmes sont isolées et les familles sont orphelines de leurs communautés de base. Les solidarités sont devenues changeantes.

Lorsqu’elles reviennent vers la famille, on leur dit « Ah, mougneul ! »[i], il faut prendre patience, le mariage c’est vraiment l’enfer, c’est comme ça. C’est terrible. Et la femme est ainsi isolée et la violence monte crescendo. Parfois, elles sont mariées à des pervers, des gens qui ont carrément un trouble psychologique. Mais la famille te maintient dans ça, au nom de « Ah, il sait s’occuper de toi. », ce qui veut dire qu’il te donne de l’argent.

Parce que cette société est dans un mercantilisme extraordinaire et si tu as de l’argent, tu peux faire ce que tu veux.

Donc, voyez-vous les solidarités sont devenues changeantes, il n’y a aucune communauté humaine qui a un contrôle sur l’individu. Même les traditions de médiations que nous avions ne sont plus opérantes.

L’Afrique est une civilisation de la médiation. Mais aujourd’hui, la médiation ne marche pas parce que ceux qui la font, qui sont censés la faire, qui sont les paters et les vieilles personnes, ne sont même plus respectées. Elles sont même corrompues par l’argent.

C’est là où se situe le drame des femmes et à la place de ces institutions traditionnelles, de médiation, de prévention et de solidarité n’est venue se substituer aucune autre institution étatique.

Le Sénégal est pauvre de ce point de vue-là. Les services sociaux de base sont des coquilles vides.

Combien y a-t-il d’assistantes sociales ? Combien y a-t-il d’éducateurs spécialisés au Sénégal, un pays censé être civilisé et moderne ? 

Alors là où les institutions traditionnelles ont fait faillite, il n’y a pas des institutions de type moderne qui font de la prévention et qui font de la prise en charge. Il n’y a que des institutions telles que les nôtres, qui sont fondées sur un militantisme mais qui n’ont pas les moyens de couvrir l’ensemble des besoins. Mais c’est une goutte dans l’océan, j’en ai conscience.

Comment peut-on construire une société humaine, une société civilisée, sans pour autant stabiliser des valeurs, des institutions, des rôles, des statuts ? Ce n’est pas possible.

 

Quel est votre mot de perspectives ?

La perspective, je l’ai décrite. Je pense que tout individu humain est singulier, qui vit sur ce continent, qui a une prise de conscience des enjeux du monde et des atouts de ce continent, se doit, selon la posture idéologique qui l’anime, de se battre pour préserver nos sociétés.

Parce que l’Occident a beaucoup à apprendre de nous, contrairement à ce qu’on pense.  Parce que l’Occident vient de nous. 

 

Mais nous sommes installés dans un complexe extraordinaire où nous ne pouvons même pas savoir de quoi nous disposons. Nous avons encore des comptes à régler avec les sociétés arabes, parce que 1.200 ans d’esclavage ont impacté sur nous. Il faut que nous soldions nos comptes avec elles. Il faudrait aussi qu’on s’émancipe de ces sociétés-là et de ces cultures-là pour aller chercher en nous ce qu’il y a de positif.

Je combats l’excision mais je ne combats pas l’initiation. Quand je dis « combattre » aussi, je n’ai pas envie de traumatiser mes populations. Je vais leur parler le langage qu’elles comprennent, utiliser les formes d’organisation apte à les rallier mais pas légiférer et les traquer, et dire « mutilations génitales », et tout ça.

Mais elles n’ont jamais fait ça pour mutiler quelqu’un, elles ont cru à un moment donné bien faire. Le monde a changé.

Il nous faut aller rechercher ce qu’il y a de positifs dans nos sociétés-là, ce qu’il y a de résiduel, chercher à les animer. Et pour ce faire, il faut qu’on se libère de tous ces facteurs exogènes. Il faudrait qu’on s’émancipe des situations de complexe, comme je dis souvent « de complexe de castration ». Parce que les arabes nous ont castré des millions d’hommes, pendant des centaines d’années. Ils n’ont aucun respect pour nous et il reste encore dans sa tête.

Il faut nous libérer autant de l’Occident que de l’Orient et prendre conscience de nous-même et de nos atouts et de notre passé et de notre avenir. Et à partir de ce moment, je pense qu’on peut apporter à l’Humanité.

Mais ce n’est pas un rêve et ce n’est pas quelque chose d’irréalisable.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                    Par Gnagna Kone


[i] Il faut rester brave et subir.


[i] Ecoles traditionnelles où on enseigne le coran et la pratique religieuse musulmane au Sénégal

[i] Aussi connue sous le nom de la charte du mandé écrite en 1222 par Soundiata Keïta (empereur du Mali entre 1190 et 1255) et reconnue comme la première déclaration des droits humains au monde. http://biramdahabeid.org/accueil/declaration-universelle-des-droits-de-lhomme-et-charte-du-mande-de-1222