Mamadou Seck, Coordonnateur du programme gouvernance et processus politique au Gorée Institute, nous fait une mise en perspective historique en remontant encore plus loin dans le temps, avant même le fameux discours de La Baule [1]qui a été, comme il le souligne, « le moment où François Mitterrand avait décrété le vent de la démocratie en Afrique ».
De son point de vue, que le Sénégal ait accueilli une rencontre aussi importante dans la lutte contre l’Apartheid, n’était pas un fait du hasard.
Dans quel contexte politique, la rencontre de Dakar a-t-elle eu lieu ?
Le Sénégal amorçait déjà son élan de démocratie en 1974 par le multipartisme limité aux quatre courants, et plus tard par le multipartisme intégré sous Abdou Diouf (deuxième président du Sénégal entre 1981 et 2000). Le pays était déjà à son tournant vers la démocratie intégrale dès 1981. Donc, dans une approche avant-gardiste en ce temps avec la libération de la presse qui, ajoutée au fait que le Sénégal a toujours été à l’avant-garde sur beaucoup de problématiques en Afrique, faisait qu’on avait la capacité d’influencer l’Intelligentsia et l’opinion africaines à partir de Dakar.
On a vu des leaders sénégalais s’exporter pour aller prêter main forte aux combattants Bissau guinéens qui étaient dans le maquis, par exemple. On a vu des guinéens de Conakry se joindre au combat de libération de la Guinée Bissau et du Cap-Vert. D’ailleurs, la République de Guinée a beaucoup contribué à l’émergence de ces vents-là dont on sentait les prémices. Le Président Sékou Touré a permis à ce que le PAIGC puisse avoir la Guinée Conakry comme base arrière.
On se rend compte que les ferments du changement étaient déjà présents ailleurs sur le continent africain, bien avant la fin officielle de l’Apartheid en Afrique du Sud.
« Le vent de liberté qui a soufflé à l'Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud (...) Il n'y a pas de développement sans démocratie et il n'y a pas de démocratie sans développement »
François Mitterrand, extrait discours de La Baule
Mais en réalité, ce décret à travers le discours de La Baule de Mitterrand n’a pas réellement apporté une nouvelle donne, parce qu’on s’est finalement rendu compte que c’était les contraintes mêmes de la conjoncture internationale qui l’imposaient.
Alors, la première contrainte c’était la chute du mur de Berlin qui a fait que toutes les motivations qui devaient faire qu’on soit de l’Est ou de l’Ouest et que l’Est ou l’Ouest nous soutiennent, sont tombées. Finalement, on se retrouve dans un monde unipolaire avec des institutions néo-libérales portées par des courants néo-libéraux (le FMI et la Banque Mondiale par exemple) qui avaient pris faits et causes pour la démocratie et avaient imposé leurs courants de pensée pour l’émergence d’une démocratie. Donc Mitterrand à son fameux sommet France-Afrique de La Baule dira que le vent de la démocratie a soufflé mais en amont on s’est rendu compte que pendant très longtemps, les puissances coloniales se sont battues par pays colonisés interposés en Afrique et la France voulait toujours garder la main.
C’est pour cela qu’il a voulu imposer cette forme de démocratie pour avoir cette image d’une France qui défend les droits humains, etc.
Cependant, au bout de cinq ans d’expérimentation de la démocratie (fin de l’Apartheid en 1994, puis présidence de Mandela jusqu’en 1999), on n’a pas réellement vu de changements en substance. Parce que la finalité de la démocratie, quelle que soit par ailleurs la philosophie ou bien même ses idéaux, c’est l’amélioration des conditions de vie.
Comment expliquez-vous ces décalages entre ce « décret » de la démocratie et la réalisation de la démocratie dans les faits, en Afrique?
Concrètement, les systèmes politiques quels que soient leur contenu, leurs orientations, leur historicité ou leur ancienneté, ont pour finalité de défendre l’intérêt des populations. Dans la réalité, les populations n’ont pas vu leur condition de vie changer par un décret fait sur la démocratie.
Au point où un grand auteur français fera la remarque qu’en réalité tous les Présidents qui étaient présents au sommet de La Baule, après l’inventaire qui a été fait des subsides de ce sommet, n’ont fait que du « tout changer pour que rien ne change ».
Une fois de retour dans leur pays, ils ont vraiment tout changé juste pour dire qu’ils étaient maintenant démocrates. Seulement on ne se décrète pas démocrate, c’est par une posture, par des pratiques et des actes posés mais surtout par une forme d’élégance, qu’on le devient.
Il n’y a eu aucun changement à la tête des Etats après cinq ans d’exercice et d’expérimentation de la démocratie, si ce n’était des changements de façade.
Et qu’en est-il à ce jour ?
De nos jours, les élections sont devenues un rituel et la société civile a fait floraison. Il y avait aussi un foisonnement d’organes de presse mais les règles du jeu n’ont pas réellement évolué et on ne s’est pas approprié ces règles du jeu. Ce n’est pas pour rien que dans tous les rapports de reporter sans frontière, c’est l’Afrique qui est le mauvais élève parce que justement la presse est maltraitée ou qu’elle ne comprend pas bien son rôle.
C’est que finalement on a décrété, on nous a imposé cette approche verticale de la démocratie et jusqu’à présent on reste encore dans une phase d’apprentissage.
On n’avance pas vraiment vers des dynamiques de consolidation, de capitalisation et de sursaut qualitatif. L’exemple le plus patent est celui du Sénégal.
Bien évidemment, le Sénégal a fait quelques sauts, notre démocratie se fait vanter, on parle beaucoup de l’alternance en 2000, etc. mais par exemple en 2012, nous n’avions pas vraiment été dans des approches de consolidation. Parce que pour une alternance en 2012, il a fallu qu’il y ait eu douze morts. On a tendance à l’oublier. C’est le sursaut citoyen de l’alternance 2012 qui nous a fait oublier ces douze morts. Mais il faut rappeler qu’il a fallu douze pertes en vies humaines pour que cette alternance ait lieu.
On reste encore toujours dans des problématiques liées à la matière électorale. On est toujours sur des questions sur le fichier, le manque de confiance, une presse qui des fois aussi ne joue pas son rôle à la hauteur des enjeux.
Il nous arrive de voir une presse qui prend parti. Tout cela pour dire qu’en fin de compte, nous sommes dans une démocratie tropicale mais je ne sais pas si c’est vraiment de notre faute.
Ce que je souhaite faire voir ici, c’est est-ce que la démocratie rime avec pauvreté et sous-développement ? Celui qui n’est pas libre ne peut pas être un démocrate. Une démocratie doit pouvoir baigner dans cette forme de liberté et entre autre, la liberté économique.
Le défi désormais, ce n’est pas tant d’instaurer des démocraties, ce qui est certes important, que de les allier à un développement économique.
Le projet de démocratie a été dévoyé, notamment en Afrique même si nous ne détenons pas le monopole de ce dévoiement. En Russie, Putin a instrumentalisé la démocratie ne mettant Medvedv pour pouvoir revenir et pourtant le monde ne s’en est pas ému. C’est pour dire que des fois on tape beaucoup sur l’Afrique, envers laquelle on est très exigeant du fait justement de cette tutelle historique. On se permet d’être exigeant en Afrique mais en Amérique latine par exemple, vous verrez très peu de chercheurs s’y aventurer, parce que facilement vous y perdez la vie alors qu’en Afrique, on est très enclin à vous ouvrir les portes, et vous mettre toute l’information à disposition en vous laissant la possibilité de mener des recherches et de faire des recommandations. Ce qui n’est pas mauvais.
Votre collègue (M. Wane, dans l'entretien précédent) a parlé plus haut « d’apartheids intérieurs » et de « décolonisation intérieure », quel est votre avis sur ce propos ?
Peut-être jette-t-il un regard critique sur nos réalités historiques, nos traditions et nos comportements, etc. ? Parce que parler d’Apartheid voudrait dire en réalité, séparer complétement deux couches et identifier une comme supérieure à l’autre et puis physiquement, il y avait cette méthode des colons sud-africains qui pour pouvoir catégoriser avaient instauré la règle du crayon[1]. Je ne pense pas qu’on ait atteint au Sénégal ces degrés de discrimination.
Par ailleurs, on peut bel et bien parler de l’histoire des castes où historiquement on a les griots, les forgerons, etc. et qui ne sont en réalité que les émanations d’une classification socioprofessionnelle de nos sociétés anciennes.
Il faut déconstruire ces travers historiques dans lesquels les femmes et hommes sont enfermés. Peut-être qu’on peut loger cette question à l’enseigne des formes d’Apartheid intérieurs.
Cependant, les choses ont tellement évolué qu’à voir l’historique, on est tenté de dire qu’il y a une revanche des « castés ». Ils ont occupé les hautes fonctions les plus respectables au sommet de l’Etat car ils ont souhaité justement inverser ce regard de la société sur eux.
C’est tout comme les démunis. Et c’est là où intervient mon autre point, sur cet avis d’Apartheid intérieur. Au Sénégal, on a un peu copié le système français des grandes écoles qui forment les élites dirigeantes. On a l’ENA, Polytechnique, etc. à la seule différence qu’on les a ouvertes sans les conditionner à l’origine de la famille ou à la tradition de la famille d’origine de ceux qui peuvent y être acceptés, de déjà appartenir à l’élite.
C’est là qu’on voit un jeune dont le père est cultivateur devenir un grand ingénieur de Polytechnique au Sénégal. Et c’est là que vous verrez la revanche des fils de pauvres.
L’école a quand même remis en question ces réalités de formes internes d’Apartheid au Sénégal souvent héritées de la tradition, sur des bases fallacieuses et a cherché à corriger ses formes d’injustices.
[1] Il s’agissait de faire glisser un crayon dans vos cheveux avant de vous faire vous pencher. Si cela tombe, vous êtes de la race blanche. Si ça ne tombe pas, c’est parce que vous avez les cheveux crépus et que donc on vous met de côté. Vous avez beau être métis, quelque que soit par ailleurs de votre carnation, votre sort était accroché à ce crayon qui devait tomber ou rester dans vos cheveux.