La rencontre de Dakar - Abdoul Wane qui en fut témoin, raconte.

Entrevue

Abdoul Wane a été témoin de la rencontre de Dakar où il a travaillé en tant que membre de l’équipe chargée de l’accueil des participants. Ce qui était, pour le jeune étudiant, une manière de gagner de l’argent, a également été l’occasion pour lui de découvrir « ces Sud-Africains qui ont vécu en autarcie pendant des années et qui débarquaient sur le sol sénégalais ».

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Rencontre de Dakar de 1987 - M. Breyten Breytenbach, M. Van Zyl Slabbert et M. Alex Boraine

« Cétait deux peuples – sud-africains - qui s’opposaient sur tout pratiquement et qui, tout d’un coup, entrevoyaient la nécessité de dialoguer. Ayant été élevé dans ce pays-là (le Sénégal) où on nous a pendant très longtemps parlé de dialogue, de rencontre et de rendez-vous du donner et du recevoir (comme le disait notre premier Président Senghor), forcément on pouvait sentir que de cette rencontre allait naître quelque chose. Parce qu’ils en avaient tous marre, parce que nous tous voulions quelque chose d’autres, et quelques années plus tard il y aura la fameuse rencontre de la Baule[1]. C’était donc une série d’événements qui se sont enchainés et qui ont vraiment fait souffler le vent de la démocratisation en Afrique. »

 

Pour être, d’une certaine manière, à jamais lié avec l’histoire de la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud, comment Gorée Institute voit-il aujourd’hui le développement en Afrique du Sud, notamment sur les questions de droits humains et de bonne gouvernance ?

Ces événements ont fait qu’aujourd’hui en Afrique du Sud, même la majorité qui appelait à l’indépendance et à l’autonomie de façon vraiment criarde, se retrouve un peu coincée dans cette nouvelle ère de démocratie.

En fait, à quoi est-ce que cela a conduit en Afrique du Sud ? Certes, il n’y a plus ce cantonnement des populations noires dans un espace donné, il n’y a plus ce régime ségrégationniste qui empêchait les Africains de se marier à des Blanches, bref il n’y a plus toute cette armature ségrégationniste mais le peuple sud-africain lui-même qu’est-ce qu’il a tiré de cela ?

A part la liberté ? Et encore peut-on vraiment parler de liberté lorsqu’on a faim et qu’on n’arrive pas à subvenir à ses besoins les plus primaires ?  

Mais une des leçons que l’année 1994, et même bien avant en 1987, nous aura données à nous les Africains, c’est qu’il nous faut compter sur nous-mêmes.

L’Afrique du Sud est sortie de ce guêpier grâce à ses propres forces. De cette histoire, le Gorée Institute a retenu la nécessité d’une politique d’autosuffisance, qui deviendra le substrat idéologique de notre organisation : une autosuffisance politique, pas seulement autonomique mais également intellectuelle. Malheureusement à l’heure où nous parlons, nous pensons que les solutions à nos problèmes nous viendront de l’extérieur.

Nous n’avons pas su retenir cette leçon qui nous a été servie par les Sud-Africains. Ils ont trouvé la parade entre Sud-Africains, même si le monde les a, d’une manière ou d’une autre, poussés à dialoguer et à s’entendre sur l’essentiel. L’essentiel qui était l’avènement d’une société démocratique, multiraciale.

Le vent de changement (wind of change), a-t-il vraiment soufflé en Afrique depuis la fin de l’Apartheid ? Un quart de siècle après, comment jugez-vous l’impact sur le continent ? Quel était l’impact sur la société civile au Sénégal et sur le continent ?

Il est des choses qui ont été dites et d’autres qui leur ont été montrées mais malheureusement les Africains ont entendu mais n’ont pas suivi.

Le Sénégal est traditionnellement connu comme pays de dialogue et d’ouverture avec notamment l’idéologie de la Téranga (hospitalité). Plus que tout, le dialogue doit être ce qui motive toute relation humaine. Plus est qu’à trop vouloir tout fermer, arrivera un jour où un incident mineur fera tout exploser. Donc autant s’accorder sur les conditions de cette ouverture plutôt que de devoir la subir de plein fouet.

La société civile n’est pas toujours bien perçue par les acteurs étatiques. Les politiques les voient toujours comme des concurrents alors que c’est la partie qui est entre le peuple et l’Etat, donc forcément elle a un rôle vital et très complexe à jouer. Donc, déjà devoir s’attaquer à l’Etat ça va, mais devoir dénoncer ses tares, est une chose dont la société civile ne pourrait jamais se départir. Malheureusement elle est aussi composée de personnes qui profitent de cette audience pour autre chose. C’est propre aussi à la société civile.

Mais en tout cas, il est un combat noble que ces acteurs mènent. Etant au service du Gorée Institut, une organisation de la société civile panafricaine, je vois l’institut impliqué dans tout ce qui est processus électoral en Afrique et dans tout ce qui est prévention des conflits.

Tout cela concourt à dire à l’Etat et au peuple qu’il est des choses que nous devons faire ensemble parce que nous appartenons tous à une même société mais il est des domaines dans lesquels il n’y a pas encore cette ouverture. Dans la définition d’une nation, on parle de volonté commune de vivre ensemble et vivre ensemble implique qu’on puisse se dire des choses en face pour le bien de la société.

Qu’est-ce que cette victoire contre l'Apartheid a signifié au Sénégal ? Comment cela a été vécu au Sénégal ? Est-ce qu’elle avait enclenché ou créé « quelque chose » au Sénégal ? Si oui, qu’en est-il aujourd’hui ?

Les Sénégalais étaient tous là à regarder Nelson Mandela sortir de prison, puis prêter serment en tant que premier Président noir de cette nouvelle nation arc-en-ciel (terme qu’il a lui-même trouvé). C’est une leçon à nos politiques. De leur dire que malheureusement il y a encore des Apartheids au sein de nos Etats, dans le sens où ceux-là qui sont à la tête de nos pays pensent toujours pouvoir tout verrouiller mais pour leurs intérêts personnels.

Donc quelque part aussi, il nous faut travailler à la décolonisation de nos intérieurs. Les Sud-Africains ont pu le faire sur le plan purement démocratique mais les conséquences de l’Apartheid sévissent encore chez eux parce que de la grande majorité noire, il y a une petite minorité qui aujourd’hui grâce à la discrimination positive est devenue nantie. Mais que représente-t-elle par rapport à la grande masse sud-africaine qui encore vit dans la pauvreté ?

On gagne quelque chose mais en retour on perd quelque chose. Le tout est de voir si les gains et les pertes sont équilibrés mais je ne crois pas que ce soit le cas pour eux et encore moins pour nous, ici.

En Afrique du Sud, où tout s’est passé, que pouvez-vous nous dire sur les vestiges de ce système qui a tout de même duré près de 50 ans ? Sur ces dernières années, l’actualité de la nation arc-en-ciel a été marquée par des nouvelles d’actes de xénophobie et de violences dans certaines zones contre des étrangers africains, quelle lecture/interprétation en faîtes-vous ?

Cette grande majorité noire ne voit (ne peut) même pas les rayons de soleil luire pour elle et l’étranger est toujours considéré comme celui qui vient un peu marcher sur nos plates-bandes.

C’est certes déplorable mais est-ce qu’il est une société humaine qui n’aie pas connu ces phénomènes. Il leur fallait passer par ces pays-là dont ils rejettent aujourd’hui les ressortissants pour avoir le soutien nécessaire pour sortir de l’Apartheid. Le Zaïre, par exemple.

Il y a peu de pays africains qui n’aient pas vraiment soutenu l’ANC du temps de son combat contre le régime de l’Apartheid. C’est des choses qui arrivent dans la vie de toute nation, certes la violence est à bannir mais c’est quand même un peuple qui a longtemps vécu et n’a que pendant trop longtemps connu que la violence.

[1] 16ème « conférence des chefs d’État d’Afrique et de France » du 19 au 21 juin 1990, où François Mitterrand prononce le discours dit « de la Baule » le 20 juin 1990 qui explique aux Africains que l’aide de la France sera désormais conditionnée à la démocratisation, marquant ainsi un tournant décisif dans les relations entre la France et l’Afrique.