« La crise agricole en Afrique du Sud exige des solutions radicales... »

Entrevue

Dans cet entretien, Mazibuko Jara analyse l’échec actuel dans la mise en œuvre de la réforme agraire en Afrique du Sud et présente les solutions radicales nécessaires, afin de résoudre la crise agricole. 

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"" by fvfavo

25 ans après la fin de l’apartheid, l’objectif de la réforme agraire n’a toujours pas été atteint. Pourquoi y a-t-il si peu de progrès jusqu’ à présent ?

L’échec de la réforme agraire est essentiellement dû au manque de détermination du Congrès National Africain (ANC) et de son gouvernement. Cette absence de volonté politique s’explique par la négligence historique de la question foncière par l’ANC et par sa réticence à entreprendre une analyse radicale et approfondie de l’économie politique de l’Afrique du Sud. Avec le recul historique, on s’aperçoit que l’ANC n’a pas suffisamment analysé et saisi, sur le plan théorique, la question foncière en Afrique du Sud. Bien que l’Afrique du Sud ait connu l’expropriation la plus importante au monde (93% des propriétés foncières ont été expropriées), la lutte anti-apartheid menée par l’ANC s’est focalisée sur les droits démocratiques fondamentaux. Aussi importante soit cette lutte, elle a négligé la pertinence de la réforme agraire dans la vision d’une Afrique du Sud post-apartheid de l’ANC.

Ce n’est qu’en 1993 que l’ANC a élaboré un document significatif sur la réforme agraire. À cette époque, l’ANC était déjà sous l’influence politique de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International, qui ont imposé des programmes d’ajustement structurel néolibéraux dans les pays en développement. La Banque Mondiale et le FMI ont joué un rôle clé dans l’orientation de la politique économique de l’ANC dans les années 90. Cette attitude trouve son achèvement dans la politique de croissance économique, de création d’emplois et de redistribution (Growth, Employment and Redistribution = GEAR)) du gouvernement de l’ANC en 1996. Cette politique économique néolibérale a renforcé la réticence de l’ANC à transformer de manière systématique et structurelle l’économie sud-africaine. Une redistribution radicale des terres a été considérée par l’ANC comme une contradiction par rapport à la nouvelle orientation politique.

Cependant, même avant la politique GEAR, l’ANC avait opté en 1994 pour une politique de réforme agraire axée sur le marché, conformément aux recommandations de la Banque Mondiale et du FMI. Ces recommandations ont été diffusées par le Centre des Politiques Agricoles et Foncières (Land and Agricultural Policy Centre), affilié à l’ANC, ainsi que par des recherches menées par le FMI et la Banque Mondiale. La réforme agraire orientée vers le marché a restreint le rôle de l’État, laissant ainsi la solution du problème des sols aux caprices du marché. Cela signifiait que le gouvernement de l’ANC achetait des terres sur le marché libre puis les redistribuait. Ce faisant, il privilégie et protège les intérêts des client-es disposé-es à acheter au détriment des personnes dépourvues de terres. Cette politique gouvernementale s’applique encore aujourd’hui, malgré tous les discours radicaux.

À ce jour, la réforme agraire orientée vers le marché n’a redistribué que 7% des terres agricoles. La réforme n’a pas empêché le déplacement de plus de deux millions de populations rurales, depuis 1994. Ce sont plus de personnes que celles qui ont bénéficié de la réforme agraire. À titre comparatif, les chiffres se rapprochent des expulsions d’environ trois millions de personnes entre 1960 et 1980 par la politique de l’apartheid.

En outre, GEAR avait imposé une discipline financière, qui a réduit le budget consacré à la réforme agraire et à l’agriculture. Cela signifiait que les institutions publiques concernées n’avaient jamais suffisamment de ressources pour faire progresser de façon décisive la redistribution des terres. Encore aujourd’hui, les budgets alloués à la réforme agraire et à l’agriculture sont totalement inappropriés.

Mazibuko Jara est un agronome et chercheur en agriculture. Il est l’un des fondateurs du mouvement pour une vie autonome à la campagne, la préservation des droits culturels et la gestion durable et solidaire des terres.

Il a également cofondé Oxfam Afrique du Sud, ainsi que la « Campagne d’accès au traitement » (« Treatment Action Campaign »), qui milite pour l’approvisionnement en médicaments antirétroviraux de toutes les personnes infectées par le VIH.

Il a enseigné à l’Université de Stellenbosch et a été le porte-parole et le stratège en chef du Parti communiste sud-africain jusqu’à son expulsion, fin 2006, pour avoir critiqué Jacob Zuma, alors accusé de viol.

Les effets négatifs de la réforme agraire axée sur le marché ont été encore aggravés par la déréglementation et la libéralisation du secteur agricole, qu’exigeait la politique GEAR. Cette déréglementation et cette libéralisation ont aboli les droits de sauvegarde, les incitations à la production agricole, le contrôle des prix et les autres mesures de soutien à l’agriculture, ayant joué un rôle primordial dans le développement de l’agriculture commerciale de la population blanche. La déréglementation et la libéralisation ont mis de nombreuses personnes dans l’agriculture sous une telle pression que le nombre de paysan-nes indépendant-es a baissé de 90.000 au début des années 1990 à moins de 35.000 aujourd’hui. Ce processus s’est accompagné d’une perte d’au moins 300.000 emplois, dans la mesure où les agriculteurs/agricultrices ont dû minimiser les coûts et réagir à la concurrence du marché international sans le soutien de l’État. Aujourd’hui, l’Afrique du Sud possède le deuxième plus faible taux de soutien aux producteurs-trices agricoles du monde.

L’orientation politique susmentionnée a également été corroborée par le paragraphe 25 de la constitution. Bien que cette disposition encourage la réforme agraire et autorise les expropriations, elle présente deux inconvénients majeurs. La première réside dans le fait que les indemnisations d’expropriation font l’objet de poursuites judiciaires, qui entraînent inévitablement des retards et des coûts supplémentaires pour la réforme agraire. La deuxième lacune est la date limite de l’indemnisation, fixée au 19 juin 1913, bien que la loi sur la propriété foncière (Land Act) de 1913 ne fasse que codifier ce qui s’était déjà produit dans le cadre de l’expropriation coloniale de terres. En d’autres termes, l’échéance de 1913 exclut toute réclamation d’indemnisation pour les droits de propriété ayant été perdus avant 1913.

Outre l'orientation politique et les manquements dans la constitution, l’ANC s’est révélé être un gouvernement disposé à sacrifier les droits des pauvres pour des intérêts qu’il considère plus importants. Cela se voit au fait que le gouvernement de l’ANC a omis d’initier une législation en faveur de la protection de celles et ceux dont les propriétés ou le bail n’étaient pas légalement sécurisés lors de la dernière attribution de terres. Cette omission est encore commise, bien qu’il y ait une exigence constitutionnelle claire sur ce point. Au lieu d’initier une telle législation, l’ANC a choisi d’utiliser les zones rurales des homelands d’autrefois de façon à renforcer le pouvoir des autorités traditionnelles, de telle sorte que l’incertitude liée à la propriété et au bail soit maintenue.

Dans un article précédent intitulé « La redistribution des terres en Afrique du Sud : Réflexions sur l'alternative d'économie solidaire » (« Land redistribution in South Africa: pondering the solidarity economy alternative »), vous demandez une réforme agraire fondée sur une transformation politico-économique fondamentalement différente du néolibéralisme. Qu'entendez-vous par là ?

Une réforme agraire réussie doit se fonder sur une logique politico-économique de transformation et sur un cadre programmatique fondamentalement différent des politiques néolibérales du gouvernement en matière d’agriculture et de réforme agraire. Cela nécessite un abandon des prémices de l’ANC et de la politique gouvernementale qui consistent à laisser subsister les propriétés capitalistes, même après une redistribution globale des terres.

Les solutions techniques et politiques doivent également être conçues selon une logique politico-économique différente. Autrement dit, les questions centrales mentionnées ci-dessus sont essentiellement politiques et non techniques. Une approche restreinte, apparemment « concrète » et purement « technique » peut conduire à la consolidation de la même économie politique que celle qui fut à l’origine des problèmes en question. Cela déboucherait aussi en toute vraisemblance sur une pléthore d’articles scientifiques et de projets de recherche dénués de toute pertinence dans le cadre de la répartition actuelle des terres et des changements nécessaires dans le système social.

En d’autres termes, sans une approche fondamentalement transformatrice, une solution clé aux problèmes politiques, sociaux et économiques fondamentaux ne sera pas possible dans la pratique. Dans tous les cas, le secteur agricole connaît des crises systémiques et structurelles, qui sont souvent ignorées dans les débats publics. Cette crise agricole exige des solutions radicales qui s'attaquent réellement à la racine du problème.

Cette approche, que j’ai suggérée, inclut nécessairement la création de nouvelles capacités institutionnelles de la part de l’État, en vue d’une réforme agraire et agricole efficace, y compris des interventions sectorielles dans la chaîne de valeur agricole, un cadre promotionnel de politique macroéconomique et une incitation fiscale suffisante. Tout cela nécessite des interventions sensibles dans le pouvoir illimité du capital privé, en particulier la répression et la modification du rôle du marché dans le pays et de la chaîne de valeur agricole associée. En outre, même la combinaison de la stratégie et des mesures concrètes suffira pour une redistribution véritablement transformatrice des terres. Cela exige également de repenser fondamentalement l’importance centrale de la compétence et du pouvoir des personnes sans terre, de la puissance et de l’action des couches inférieures, pour ainsi dire.

Par conséquent, l’approche essentielle de la réforme agraire dans mon document combine ces trois facteurs: un cadre politique transformateur, des solutions politiques efficaces et la pression exercée par les masses. Cette approche de la redistribution des terres est celle d’une économie solidaire (solidarity economy approach). Cette dernière vise la reconstruction de la société, une nouvelle réflexion sur le pouvoir et sur celui qui le détient, de quelle manière, pour quel usage et à quelles fins - au lieu de réduire la redistribution des terres à un processus fade, qui traite de questions techniques liées à l’importance des notions juridiques et des possibilités techniques, que ces concepts pourraient signifier pour la société.

Comment une approche d’économie aussi solidariste peut se présenter concrètement ?

Les principaux bénéficiaires de la distribution des terres devraient être les ménages et les communautés qui ont besoin de toute urgence des terres. Celles-ci se trouvent dans les anciens homelands, situés dans les zones rurales à prédominance blanche, dans les bidonvilles et dans les zones urbaines. Si l’on étend cette catégorie, elle peut inclure les chômeurs/chômeuses, les ouvriers/ouvrières agricoles (y compris ceux qui sont déplacés depuis 1994), les populations rurales sans ressources, les petit-es paysan-nes, les habitant-es de taudis, des townships et des centre villes. C’est loin d’une réforme agraire qui cherche à dissocier l’héritage de ségrégation raciale de la propriété foncière et de l’agriculture commerciale, dans le but de créer une nouvelle élite de capitalistes noir-e s.

Cela implique des réparations historiques, pour assurer un accès équitable aux personnes dépourvues de terres, déconcentrer les anciens homelands et les zones densément peuplées dans des colonies noires catastrophiques en dehors des homelands, dissoudre les grandes fermes, afin de faciliter le développement et la croissance de petites exploitations agricoles, redéfinir cette terre désormais considérée comme un bien pour une utilisation diversifiée et une valorisation du potentiel agro-écologique du pays qu’il faut redistribuer.

L’État devrait jouer le rôle primordial dans l’acquisition des terres, en combinant diverses mesures : achat, expropriation, donation, cession des terres publiques disponibles, examen de tous les baux fonciers publics à long terme de l’époque de l’apartheid (par exemple, la location de terres communautaires à des fermes privées) et la reconnaissance des droits fonciers sur les terres utilisées. L’État doit surtout s’acquitter de sa fonction, en coordination avec les potentiels usagers et, en tant que promoteur de leur propre organisation, mener des négociations avec les actuel-les propriétaires foncier-es, en fonction des besoins, et impliquer les tribunaux en dernier recours, notamment selon des critères qui devraient être stipulés dans un amendement de la constitution. Ces critères devraient autoriser les tribunaux à ordonner la redistribution des terres. Dans l’ensemble, l’acquisition de terres devrait reposer sur une politique favorable aux pauvres, la participation publique, l’ouverture, la transparence et la responsabilité.

La redistribution des terres doit favoriser l’expansion, la consolidation et la reconnaissance juridique des valeurs, pratiques et institutions garantissant la justice, les réparations, la participation démocratique et la sécurité de l’utilisation des terres. La terre doit être utilisée pour garantir des moyens de subsistance adéquats et durables à tous. Dans le sens d’un bien public universel, la terre doit être préservée pour l’intérêt général et contre toute dévaluation, vente et marchandisation (aujourd´hui et à long terme). En ce sens, les fonctions écologiques et sociales de la terre doivent être redéfinies et protégées par la loi.

L’État doit donc assurer également la clarté juridique, la sécurité et la protection, en ce qui concerne les terres nouvellement redistribuées et les situations juridiques auxquelles elles correspondent. Les mesures les plus importantes consistent à réaffirmer que la terre est un bien commun ayant une valeur sociale intrinsèque qui prime sur la propriété privée, et à reconnaître les diverses formes de propriété foncière sur des titres de propriété. Ces différentes formes de propriété foncière doivent surtout servir à la protection des individus et des communautés faibles et vulnérables tels que les femmes, les jeunes, les ouvriers et ouvrières agricoles, les populations rurales sans ressources, les habitantes et habitants des taudis, etc.).