Réseaux et enjeux des migrations sénégalaises- Etude des cas des régions de Kédougou, Kolda, Louga, Saint-Louis et Tambacounda
Le Sénégal est un pays qui a une tradition migratoire bien ancrée et très ancienne. Le sénégalais est connu comme étant un « grand voyageur ». Il part aujourd’hui de plus en plus loin pour conquérir de nouveaux territoires, multiplier ses lieux d’implantation et optimiser ses opportunités et chances de réussir. Le voyage est associé dans la société sénégalaise à un acte positif car il est censé forger la personnalité et permettre à celui qui part d’acquérir des biens matériels et/ou immatériels même si celui-ci peut vivre des expériences difficiles.
L’évolution des migrations sénégalaises a connu plusieurs phases dans son développement. En effet, les migrations sénégalaises ont été, et sont encore, internes et saisonnières. D’origine interne, les flux migratoires partaient des régions arides vers les zones plus arrosées et les acteurs constituaient la main-d’oeuvre dans les exploitations agricoles. Au début, ces mouvements se dirigeaient essentiellement vers le bassin arachidier, constitué des régions du Sine-Saloum (Kaolack), du Baol (Diourbel) et du Jambour (Louga) où la culture de l’arachide était très développée.
Progressivement, cette migration saisonnière a été supplantée par une autre forme qui ne se déroule pas pendant l’hivernage mais plutôt pendant la saison sèche, c’est ce qu’il est convenu d’appeler l’exode rural. Celui-ci charrie les populations des campagnes vers les grandes villes du pays, notamment Dakar. Pendant longtemps, il s’agissait d’un mouvement des campagnes vers la ville pendant la saison sèche, et à l’approche de l’hivernage, d’un retour aux travaux champêtres. Nous pouvons dire, compte tenu du mécanisme, que ce sont là, les premières formes de migrations circulaires qui s’effectuent au niveau national.
Plus tard, ces migrations saisonnières ont laissé la place ou se sont conjuguées, à d’autres formes migratoires de durée plus longue vers des destinations diverses et souvent plus lointaines que ce soit à l’intérieur du Sénégal ou dans d’autres pays du continent africain. Progressivement, certains migrants se sont dirigés vers d’autres pays de la sous-région ouest-africaine, particulièrement la Côte d’Ivoire, le Mali, la Mauritanie, la Gambie et quelques pays d’Afrique centrale comme le Congo et le Gabon.
C’est aussi, soit à partir de ces pays d’Afrique, soit du Sénégal que de nombreux migrants ont rejoint l’Europe, notamment la France. Il s’agit ainsi d’une migration par étape qui a permis à beaucoup de sénégalais de rejoindre l’Europe. La France a été la première destination privilégiée des migrants sénégalais en dehors de l’Afrique et est demeurée pendant longtemps la destination classique et privilégiée des premiers migrants sénégalais en Europe.
Les premières vagues de migrants sénégalais en France sont constituées de tirailleurs démobilisés et de navigateurs Mandjacks et Soninkés. Cette immigration était facilitée, d’un côté, par une politique de recrutement de main-d’oeuvre dans le secteur de l’industrie automobile jusque dans les années 1970. De l’autre côté, il existait un « bilatéralisme des flux migratoires inspiré du modèle classique ou colonial » (Coulibaly-Tandian, 2008 : 365). Mais l’arrêt de la migration de travail va modifier les conditions d’entrée et de séjour ainsi que le mode d’organisation des migrants sénégalais (Coulibaly-Tandian, 2008).
La fermeture des frontières françaises à la migration de travail constitua un tournant car elle a entraîné, en 1974, une fin du recrutement de main-d’oeuvre et l’instauration, en 1985, du visa pour certains ressortissants africains dont les Sénégalais, délivré sous certaines conditions après les accords de Schengen » (Tall, 2008). Elle a ainsi modifié les caractéristiques et profils des migrants sénégalais ainsi que leurs conditions de départ, d’arrivée, d’installation et de circulation. Elle a aussi intensifié la féminisation des migrations sénégalaises en France tout d’abord par l’entremise du regroupement familial qui devenait après 1974 l’un des principaux moyens d’entrée légale en France. Elle a en outre favorisé la diversification des acteurs, de leur lieu d’origine mais aussi modifié les choix des pays européens de destination. Car c’est à la suite de cette situation que commença le redéploiement des Sénégalais vers les pays d’Europe méditerranéenne, parmi lesquels, l’Espagne.
L’arrivée des Sénégalais en Espagne s’inscrit, d’une part, dans un processus d’extension des territoires du commerce sénégalais établi en France à partir de la fin des années 50, et, d’autre part, dans un contexte de crise économique dans les traditionnels pays d’immigration européenne. Ce redéploiement, au moins à ses débuts, relevait de stratégies de contournement des difficultés d’entrer, de résider et de travailler légalement en France. Cependant, au fil des années, l’Espagne est devenue un territoire migratoire privilégié pour les Sénégalaises. Le nouvel eldorado occupe, aujourd’hui, une place importante dans les mobilités durables et temporaires des Sénégalais et n’est plus une destination par défaut.
À présent, ce désir de migrer s’est davantage accéléré avec l’impact des chaînes de télévision à grande audience sur les populations, ce qui renforce cette illusion (Aly Tandian, 2007). Ces supports télévisuels cultivent par la magie de l’image une attraction, une image de l’ailleurs qui entretient une culture migratoire. Dans le discursif local, les migrants au retour évoquent sur fond de fierté une image idyllique de la migration. Pour les candidats au départ, le parallélisme avec la beauté des images des technologies véhiculées est vite fait et contraste avec les images d’une Afrique frappée par tous les maux. Les migrants au retour véhiculent à travers les photos aussi une image reluisante et facile de la migration. Dès lors, la migration permet aux uns et aux autres d’acquérir dans la conscience collective une image positive et/ou positivée d’eux-mêmes concurrençant les canaux traditionnels comme le lignage ou l’appartenance à des réseaux divers. L’appartenance à cette nouvelle caste des migrants propulse les membres à un nouveau statut social.
À ce titre, émerge une différenciation entre les migrants et les non migrants alimentant l’envie de migrer, le mythe de l’« ailleurs ». Cette construction identitaire alimentée aussi par les migrants au retour est à l’origine d’un nouveau « way of life » caractérisé par de nouvelles expressions corporelles et langagières et des comportements nouveaux. Cette situation peut mener à des situations d’exclusion et de conflit larvé.
Au Sénégal, la recherche de meilleures conditions de vie est invoquée par tous les acteurs comme une des causes principales de la migration. Mais, cette quête du meilleur et de l’ailleurs est aussi fortement liée aux difficultés de certains secteurs moteur de l’économie nationale. C’est surtout le cas de la pêche dont les potentialités de génération de revenus se sont décrues au cours des dernières années.
Un processus de paupérisation a frappé les communautés halieutiques jusque-là épargnées par l’érosion des revenus. Ces populations ont toujours pu assurer grâce aux ressources tirées de la mer à la fois leur subsistance et aussi leurs revenus générés par la vente des produits frais ou transformés assurée par les femmes. La stagnation des techniques de pêche, la raréfaction de la ressource, l’impact des accords de pêche dans l’absence de rationalisation des prises ont plongé une économie dynamique dans la précarisation hypothéquant les conditions de vie de toute une famille.
Au Sénégal, la crise de l’agriculture et de la pêche a accéléré les départs vers l’étranger. Ces départs relèvent certes de l’initiative personnelle des candidats encadrés cependant par la famille, soutenus par des réseaux d’amis et d’intermédiaires monnayant leurs services. Les candidats captés dans le secteur du commerce ambulant et des activités souterraines plus connues sous le nom de secteur informel disposent d’épargnes tirées de leur activité mais surtout de leurs capacités à vivre de manière rustique. D’autres sont soutenus par leurs familles principalement par leurs mères qui peuvent vendre les bijoux ou mobiliser les ressources à travers des tontines ou des mutuelles d’épargne et de crédit.
Les routes du désert ont vu passer de nombreux sénégalais candidats à la migration car dans les communautés de départ, qu’elles soient celles des régions du Sud et du Sud-Est (Tambacounda, Kolda et Kédougou) ou du Nord (Louga et Saint-Louis) il y a beaucoup de considération pour les émigrés. Les familles qui s'en sortent bien financièrement comptent des émigrés parmi leurs membres. Et cela a un impact important sur la mentalité des jeunes. D'où la conviction qu'il faut à̀ tout prix se rendre en Europe, quel que soit le risque.
"Affronter le désert"(MbeukMi) pour se rendre en Europe en passant par le Niger a emboîté le pas à "Barça ou Barsaax" (Aller à Barcelone ou mourir).
La migration des Sénégalais est-elle une "aventure" c'est-à-dire une initiative désespérée de ceux qui n’ont plus rien à perdre ? Correspond-elle à un projet structuré, planifié, avec des motivations économiques ou familiales ? Procède-t-elle d’un suicide de celui qui tente le tout pour le tout, quitte à risquer la prison ou la mort ?
Ces différentes questions, ainsi que d’autres nous ont permis d’arriver à élaborer un rapport d’étude subdivisé en six chapitres : i) profil et figures d’émigrés et de candidats aux voyages ; ii) Projet migratoire : des acteurs à la communauté ; iii) Conditions du départ et de voyage ; iv) Émigré et son environnement.