« Les puissant-es entreprises et les politicien-nes doivent rendre compte...»

Entrevue

Vingt-cinq ans après la fin de l'apartheid, la société sud-africaine doit vivre avec une corruption fortement ancrée, a déclaré Hennie van Vuuren dans cette interview.

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Protestations des étudiants à l'Université du Cap en 2010 — Bildnachweise

Vingt-cinq ans après la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud doit faire face aux conséquences d’une corruption bien établie et d’une capture d’État par une petite élite. Qu’est-ce que cela révèle sur l'état de la démocratie en Afrique du Sud?

D’abord, il y a des raisons d’être optimiste. La plupart des Sud-Africain-es ne veulent pas accepter passivement cette injustice. C’est la raison pour laquelle on manifeste dans la rue contre l’inégalité et la capture d’État. Tout comme les réseaux de corruption et de clientélisme ont gangréné de nombreuses institutions publiques, les Sud-Africain-es sont aujourd’hui réticent-es à accepter le statu quo. Nous pouvons l’observer dans les actions de protestation de groupes locaux et dans la mobilisation d’envergure de la société civile, ainsi qu’auprès des journalistes qui dénoncent courageusement les petits et grands réseaux de contacts et de favoritisme.

La population continue de s’engager en faveur de la démocratie et nous aurons davantage besoin de cette énergie dans les prochaines années. Pour sortir de la situation actuelle, une grande opération de nettoyage ne suffit pas, il faut reconstruire les institutions publiques et restaurer la perte de confiance au sein des représentants élus qui ont encouragé l’augmentation de l’impunité.

Dans votre livre « L’apartheid, les armes à feu et l’argent » (« Apartheid, guns and money »), vous présentez ceux qui ont profité des crimes économiques durant le régime de l’apartheid, et vous soutenez la thèse selon laquelle cela a constitué les bases de la capture d’État après 1994. Quel en est le rapport ?

La capture d’État n’est pas un phénomène nouveau en Afrique du Sud. Il y a toujours eu des entreprises et des individus qui ont profité de l’époque coloniale et de l’apartheid. Comme l’ont démontré nos investigations dans le cadre d’Open Secrets, il y avait un réseau secret de sociétés écrans et de banques privées qui coopéraient pour se soustraire aux sanctions de l’ONU contre le régime de l’apartheid. De ce fait, ils ont pérennisé ces pratiques. Outre les banques qui ont fourni les fonds, ceux qui avaient construit le réseau ont bénéficié de ce crime contre l’humanité. Le modus operandi  suivi par les agents du régime de l’apartheid et leurs intermédiaires se reflète dans les scandales actuels.

Le même modèle d’accaparement de l’État par des intérêts privés se retrouve dans les nombreux courriers électroniques – communément appelés « GuptaLeaks » - échangés entre les personnes impliquées dans le réseau de la capture d’État durant ces dernières années. Le réseau Gupta visait principalement à détourner l’argent de la corruption provenant de l’attribution de grands marchés par les entreprises publiques. Les pots-de-vin, remboursements et autres bénéfices restèrent rarement en Afrique du Sud. L’argent était retiré à travers des sociétés écrans et un réseau de comptes bancaires, tandis que les sociétés d’audit comptable fermaient les yeux, voire aidaient à légaliser de telles transactions illicites.

Il y a encore une autre facette que nous avons découverte. L’objectif à l’époque était de faire en sorte que, durant l’apartheid, des sociétés d’armement puissent fournir secrètement des armes à l’Afrique du Sud, y compris des sous-marins allemands, soutenant ainsi le régime et portant même préjudice à l’Afrique du Sud démocratique sous Nelson Mandela. Dans le même style, des sociétés françaises, anciens partisans de l’apartheid, ont apparemment corrompu l’ancien président Jacob Zuma. Lorsqu’il devait être traduit en justice, Zuma a fait tout ce qui était en son pouvoir pour affaiblir les institutions publiques d’anticorruption, et précisément au moment où avec sa famille il se rapprochait de plus en plus de la famille corrompue des Gupta. Le décor était ainsi planté pour la capture d’État à grande échelle.

Hennie van Vuuren est un activiste et écrivain sud-africain. Il est le fondateur et directeur d´Open Secrets, une organisation du Cap qui demande à ce que les auteurs de crimes économiques, d’abus de pouvoir et de violations des droits humains rendent compte de leurs actes. Il a été le directeur de l’Institut des Études de Sécurité du Cap et a travaillé pour Transparency International à Berlin. Il est l’auteur de Apartheid, Guns & Money: A Tale of Profit (2017) et co-auteur de The Devil in the Detail: How the Arms Deal Changed Everything (2011).

Quels sont les effets de la capture d’État sur la confiance des citoyen-nes dans la démocratie et ses institutions?

Un moyen pratique de mesurer la corruption, comme le fait la Banque mondiale, consiste simplement à lui donner un prix. Il en résulte des chiffres stupéfiants, montrant que la corruption coûte des centaines de milliards de dollars à l’économie mondiale par an. Nous ne pouvons pas quantifier l'impact sur les institutions et les pratiques démocratiques, car la valeur est trop élevée pour que nous puissions lui attribuer un prix.

Lors des élections législatives de mai 2019 en Afrique du Sud, le nombre de personnes qui ne votent pas du tout sera peut-être supérieur à celui des personnes qui votent pour l'ANC. Beaucoup de personnes ne font plus confiance ni aux politicien-nes ni au processus politique. En outre, nous avons à nouveau constaté, depuis le trafic illégal d’armes des années 1990 à aujourd'hui, que les politiciens impliqués dans la corruption font tout leur possible pour anéantir les institutions démocratiques qui cherchent à leur faire porter la responsabilité. C’est un processus de destruction littérale de la démocratie, afin que les riches et les corrompus puissent continuer de se régaler.

Cependant, et c’est le plus important, nous avons une société civile forte et active, des journalistes courageux-ses, belliqueux-ses et une rigueur dans la plupart des procédures judiciaires. Cela montre que la démocratie bat dans les veines de la politique sud-africaine, ce qui dérange évidemment les élites qui ne veulent que faire des affaires en leur propre faveur.

Quel est l’impact de la capture d'État dans les différentes composantes de la société sud-africaine (Noirs, Blancs, démunis, riches, les femmes et les hommes) ?

La capture d’État et la corruption affectent différemment la vie de chaque Sud-Africain-e. Si l'on considère que le nombre de personnes vivant en Afrique du Sud dans la pauvreté a augmenté de 2,8 millions entre 2011 et 2015, cela veut dire que 55,5% de la population sont maintenant pauvres. L’économie est au point mort et l’Afrique du Sud a raté l’occasion d’employer 2,5 millions de personnes supplémentaires. Cela aurait été possible, si la croissance économique était à un rythme analogue à celui des autres économies émergentes. Au contraire, l’argent a été déposé dans des entreprises publiques, qui ont été pillées par des politicien-nes corrompu-es ainsi que leurs complices qui sont dans le secteur privé, les grandes banques, les cabinets d’expertise comptable et ailleurs.

Les personnes les plus touchées sont sans aucun doute les plus faibles de notre société, c’est-à-dire les femmes noires et de couleur de la classe ouvrière. Les rues sont devenues moins sûres, il est plus difficile de trouver du travail et les services publics de base sont considérablement réduits. En fait, presque personne n’est à l’abri des effets de la capture d’État - des coupures d’électricité aux problèmes d’approvisionnement en eau, tout le monde est touché, qu’il s’agisse des chômeurs, des couches inférieures ou de la classe moyenne. Pour 1% des plus nantis de la société sud-africaine, la capture d’État est un désagrément, mais elle n'est pas synonyme de perte de prospérité.

Une partie de la capture d’État consiste en une sortie de fonds qui se produit depuis des décennies. Un grand nombre de ces personnes ont un pied à Dubaï et possèdent des comptes bancaires au Luxembourg. Notre société sera probablement moins transformée par ce qui se passe au sommet, que par l’ obligation de rendre compte que réclame les couches inférieures.

Quels sont, selon vous, les problèmes les plus pressants dans les 25 prochaines années ?

Au cours du prochain quart de siècle, notre lutte doit être axée sur la justice sociale et environnementale. Aujourd’hui, il n’y a aucun plan clair sur la manière de combattre la pauvreté croissante, le chômage et l’injustice. Le changement climatique progressif devrait aggraver encore la situation, et son impact affectera de façon disproportionnée les pauvres et les personnes déjà défavorisées.

Si nous voulons nous attaquer sérieusement à ces problèmes, nous devons veiller à ce que les puissant-es entreprises et les politicien-nes, ceux et celles-là qui agissent souvent dans l'impunité et sont complètement déconnecté-es de la vie de la plupart des gens, rendent compte de leurs actes. Si nous pouvons enrayer le népotisme, les crimes économiques et la culture de l’impunité au sein de nos élites, cela contribuera à résoudre les problèmes de justice sociale et environnementale avec la diligence nécessaire. Sinon, nous deviendrons une société en conflit permanent avec des ressources qui s’amenuisent de plus en plus. Les prochaines décennies seront déterminées par les réflexions sur ces problématiques.