Des icônes pour ma fille - Entrevue avec Fatou Kandé

Fatou Kandé Senghor est une artiste et réalisatrice sénégalaise. Née dans une famille de diplomates, elle grandit dans entre plusieurs pays africains dans les années 1970 et 1980. Dans cette entrevue, elle parle des icônes panafricaines de son enfance, les icônes de la société sénégalaise et des difficultés à passer leurs leçons à ses filles dans un 21ème siècle très digitalisé et globalisé. 

hbs: Qu’est-ce et qui est une icône africaine pour vous? 

J’ai grandi avec plusieurs icônes – et penser aux icônes africaines me rappelle cette citation de l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o : « Etant donné que la culture ne reflète pas seulement le monde en images mais en réalité - à travers ces mêmes images - conditionne un enfant à voir le monde d’une certaine manière, l’enfant colonial était incité à voir le monde et où il s’y situe comme vu et défini par ou reflété dans une culture de langage d’imposition ». 
Même si je suis née dans les années 1970 où la plupart des colonies était déjà indépendante, je me souviens comment j’étais souvent confinée dans le regard européen. Heureusement, en tant que fille de voyageurs, j’ai pu mieux faire connaissance avec l’Afrique. 

Pendant qu’au Ghana, au Nigéria et au Cameroun, l’expérience suffocante des dictatures militaires successives, des présidents à vie et des chefs traditionnels me faisaient, avec mes frères et sœurs, prendre exemple d’icônes populaires qui ont changé les histoires dans leur pays et leurs populations de manière plus positive. 
Des icônes et figures qui nous ont unis avec le reste du monde, telles que Kwame Nkrumah du Ghana, Jomo Kenyatta du Kénya, Amilcar Cabral du Cap-Vert, Patrice Lumumba du Congo, le boxeur Muhammad Ali des Etats-Unis, Steve Biko de l’Afrique du Sud, Thomas Sankara du Burkina Faso. Et bien sûr, Nelson Mandela, qui dans les obscurités pendant vingt-sept ans conquit le monde. 

Hbs : Aujourd’hui vous vivez encore dans votre pays de naissance. Quelles sont les icônes du Sénégal ? 

Quand vous arrivez à l’aéroport international, vous êtes introduction à son nom Léopold Sédar Senghor en tant que l’icône de choix du pays – que vous soyez d’accord ou pas. Il fut évidemment remarquable, un jeune catholique qui fut le premier président d’un pays à 90% musulman, et encore il était capable de donner une nouvelle vie politique à la nation sénégalaise indépendante. 
C’était également Senghor qui a créé le concept de la négritude, ou l’essence d’être noir. Il a organisé le fameux Festival International des Arts Nègres à Dakar pour célébrer la négritude pour que le monde se rappelle la contribution des humains noirs à la civilisation. 
Aux portes de l’aéroport, vous viendrez à la rencontre de différents types d’icônes, un « Ndiaga Ndiaye », un bus Mercedes-Benz 508d au nom d’un homme d’affaires local dans les années 1931. Ndiaye avait changé les publics transports avec son caractère audacieux quand la compagnie nationale de transport, SOTRAC, ne desservait pas les zones où les travailleurs vivaient. Sur les cinquante années passées, son nom s’est imposé comme appellation des véhicules transportant la nation. Ses bus ont été décorés avec des autocollants argent de la reine de la Pop, Madonna entre autres images d’icônes religieuses, de versets coraniques, et d’autres dictons de sages. 

Les cars rapides, les minibus locaux, sont d’importantes icônes nationales. Ils étaient produits en France dans les usines de Renault entre 1945 et 1965, et réinventées par leurs propriétaires sénégalais qui les décoraient avec des couleurs brillantes et d’autres accessoires. 
Aussi redoutés dans la circulation du fait de mauvais comportements sur les routes, ils sont une fierté sénégalaise. 
Dans un car rapide, vous pouvez expérimenter pleinement le rythme du pays, le pouls de ses populations. A l’intérieur, des photos de lutteurs, de footballeurs, de chanteurs, d’épouses et cousins émigrés cohabitent avec les images de saints religieux. 
Ils vont vous passer devant, remplis de gens et de tambours accompagnant leurs lutteurs préférés au stade. Des lutteurs comme Balla Gaye 2, Yékini et Tyson sont en autre genre d’icônes sénégalaises, qui ont un statut de guerriers et de légendes vivantes, avec leurs fans prêts à mourir pour eux.

hbs : Etant vous-même artiste, quels artistes sénégalais vous inspirent? 

Quand nous étions étudiants à l’étranger, c’était Youssou Ndour- un jeune chanteur de la Médina, un quartier populaire de Dakar – qui a fait battre nos cœurs aux sons de tam-tam du Mbalax. Il nous réconfortait dans l’idée qu’un jeune Sénégalais pouvait conquérir le monde, si ses rêves sont assez sincères. Il est indéniablement une icône, une célébrité internationale qui a introduit la musique locale sénégalaise au reste du monde.  

Une autre grande icône domine notre histoire cinématographique : Ousmane Sembène qui était autodidacte et ambitieux. Il parcourait le monde et commença à écrire des romans en 1956. Parce qu’il avait tellement de choses à partager avec son continent, il étudia l’école cinématographique de Moscou à l’âge de 40 ans dans le but d’atteindre de plus grandes audiences. Il nous a gratifié de grands films jusqu’à sa disparition, il y a dix ans. Quand je l’ai rencontré pour la première fois dans son bureau à Dakar, il m’a demandé à quelle confrérie j’appartenais avant de me laisser m’asseoir. Je ne faisais partie d’aucune confrérie, ce qui l’amusa et il m’a répondu « ce ne sera pas pour longtemps ». Je ne lui avais pas signifié que j’étais grande admiratrice des Baye Fall. 

hbs : Qui sont les Baye Fall?  

C’est une confrérie religieuse qui peut être tracée à Ibrahima Fall. Il fut l’un des premiers disciples de Cheikh Ahmadou Bamba qui a fondé la conférie Mouride en 1883. 
Les disciples de Ibrahima Fall – les « Baye Fall » - ont une manière spéciale de pratiquer l’Islam. Ils portent des dreadlocks et des vêtements colorés en patchworks, ils sont d’importants gardiens de la pratique Soufi. Parmi les quatre confréries Soufis au Sénégal, la confrérie Mouride est la plus large. 
A ce jour, Cheikh Ahmadou Bamba est l’une des icônes sénégalaises préférées des jeunes générations. Conscients de l’influence de ses enseignements sur les gens, il fut exilé par les Français. L’admiration pour ses connaissances et sa sagesse, sa générosité et sa simplicité qui lui ont valu des disciples en très grand nombres dans le passé, est ravivée. *
Aujourd’hui les Mourides forment une forte communauté, répartie à travers le monde et que les politiciens sénégalais considèrent énormément. 

hbs : Toutes les icônes que vous avez mentionnées jusqu’ici sont des hommes. Où sont les femmes ? 

Il y en a beaucoup de femmes icônes, des millions si vous le souhaiter. Leurs histoires sont cependant cachées, et plus difficiles à relater. En réalité, mes icônes préférées sont toutes des femmes du passé, du présent qui ont contribué au bien-être du Sénégal. 
Leurs histoires sont mises de côté en les portrayant comme des soutiens à leurs hommes, même si elles ont été grandes actrices du changement. 
Au 19ème siècle, les femmes de Ndèr un village dans le Nord du Sénégal ont refusé de se faire capturer par les rois maures et toucouleurs, en brûlant le village et elles-mêmes avec. 
Aline Sitoé Diatta est un autre exemple remarquable de la résistance féminine, dans le contexte du règne colonial dans la région australe du Sénégal. 
Elle fut déportée à Tombouctou où elle mourut en 1944 à l’âge de 24 ans. La mémoire publique a aussi oublié que les femmes suivaient de célèbres corps d’infanterie coloniale sénégalaise dans l’armée française connus comme les tirailleurs sénégalais qui ont servi dans les deux guerres mondiales. 
Elles ont pris soin d’eux et ont rechargé des fusils dans les tranchées. En mouvement, elles portaient les ustensiles de cuisine et les lourdes poudres. 
Un autre chapitre souvent oublié est celui de Soukeyna Konaré, qui mené la première organisation politique féminine qui s’est battue pour donner à toutes les femmes dans les territoires français le droit de vote en 1944. 
En mai 1945, une loi officielle fut passée par le métropole français. Dans les années 1950, une forte union de femmes envoyait Rose Basse à la réunion de Cotonou au Bénin, où l’avenir de l’Afrique était discuté par les leaders en amont à la rencontre avec le Général De Gaulle pour lui dire ce qu’ils voulaient pour le futur des colonies. 
Dans son discours, Rose Basse était la seule à avoir clairement utilisé le mot « indépendance ». Toutes ces femmes sont aujourd’hui oubliées. 

hbs : Toutes les icônes que vous avez mentionnées ont vécu dans le passé. Peuvent-elles survivre dans le futur ? 

J’ai 46 ans, avec des filles qui sont nées dans l’ère digitale et sont des Africaines de foi musulmane. J’ai choisi de jeter l’ancre au Sénégal pour les voir grandir et les éduquer dans les différents narratifs du continent, le continent à travers lequel j’ai voyagé et que je connais si bien avec ses défauts. Pourtant, je me demande souvent, « Que pourrais-je bien passer à leur génération ?  Que pourrais-je partager avec elles, quand et pourquoi dans ce monde globalisé de technologies modernes ? ». 
Mes trois filles semblent de couleurs – et aveugles au genre, plus en confiance et tolérantes que moi. Pourtant, je ne suis pas sûre que mes tentatives de leur apprendre le panafricanisme, le soufisme ou le féminisme ait donné de bons résultats. 
De temps à autre, quand celle qui a 9 ans se détachent de la télévision pour venir vers moi pour un rapide câlin, je lui demande, « Tu sais qui est Bob Marley, n’est-ce-pas ? », et elle me répond, « Le footballeur ? Le basketteur ? » 

Ma consolation est que sa musique est samplée par bon nombre de DJs et MCs partout dans le monde que mes filles suivent sur Youtube, Twitter et Facebook – et celle qui a 9 ans n’est pas un bon baromètre. 
Quand je lis des auteurs africains tels que Cheikh Hamidou Kane, Maryse Condé, Ken Bougoul, Boubacar Boris Diop, quand je regarde des films par des réalisateurs africains comme Abderrahmane Sissako, Ousmane Sembène, Souleymane Cissé, je ne peux pas arrêter de penser à mes filles. 

Je continue d’essayer de les introduire à toutes mes icônes, spécialement ces femmes oubliées de notre pays. Parce que si je ne le fais pas, mes filles manqueront certains chapitres qui ont eu tellement d’impacts et que leur montrer le genre de femmes qu’elles pourraient devenir au sein de leurs familles, leurs communautés, les écoles et leur pays est très important. 
Quel futur aurons-nous devant nous, si mes filles ne seraient pas exposées aux femmes qui ont donné naissance aux iconiques figure religieuses, et celles qui ont donné des héritiers à un pays qui encore recherche des saints et des miracles, pendant que la télévision et les réseaux sociaux internationaux ne leur présentent que Kim Kardashian, Nicky Minaj et Rihanna ?  
Le monde ne serait-il pas en danger ? 
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Fatoumata Bintou Kandé, mieux connue comme Fatou Kandé Senghor, est une artiste et réalisatrice de documentaires, films et séries de télévision. Elle forme également des jeunes à la réalisation de film. Son dernier film « Donner naissance », un portrait de la mystique sculptrice sénégalaise Séni Awa Camara, a été présenté à la Biennale de Venise. 
Elle a écrit plusieurs articles sur le genre, les sculptures urbaines et le cinéma africain. En 2015, elle a publié Wala Bok, une transcription orale de l’histoire du Hip-Hop sénégalais. Fatou Kandé Senghor vit et travaille à Thiès, Sénégal.